Directeur de l’EMLYON depuis maintenant un an et demi Bernard Belletante (@belletante) entend aujourd’hui révolutionner la scolarité de ses étudiants en proposant à certains de signer un CDI qui financera largement leur cursus. Une initiative rendue possible par son partenariat avec IBM et qui doit s’accompagner d’une nouvelle façon de travailler pour les professeurs.
Olivier Rollot : La question du montant, jugé excessif par beaucoup, des droits de scolarité dans les écoles de management prend de plus en plus de place dans le débat. Vous prenez justement une initiative pour aider certains étudiants.
Bernard Belletante : Avec Adecco nous proposons une révolution à la fois pédagogique, économique et sociale. Notre constat est que, d’une part, les ETI (entreprises de taille intermédiaire) ont de plus en plus de mal à attirer des étudiants des meilleures écoles, de l’autre que nos jeunes diplômés ont besoin d’expérience professionnelle pour décrocher un premier emploi et qu’enfin l’apprentissage ne débouche pas forcément sur un recrutement. J’ajoute que le développement de l’apprentissage est mortifère pour les écoles de management dans la mesure où les entreprises refusent de payer les frais de scolarité à leur juste prix. On ne peut pas continuer comme cela !
Le nouveau système que nous proposons dès janvier 2016 est très simple. Les étudiants de deuxième et troisième année de notre programme grande école qui souhaitent entrer dans le dispositif « Ecole dans l’entreprise » vont pouvoir passer 80% de leur temps dans une entreprise dans le cadre d’un CDI passé avec Adecco. Ils seront payés 100% du Smic lorsqu’ils sont en entreprise, 80% pendant leurs périodes sur le campus, et la moitié de leurs frais de scolarité seront pris en charge. Ce cursus durera 2 ans et ne comprendra pas d’année de césure. Les étudiants s’engagent ensuite à rester dans l’entreprise qui les a employés pendant deux ans ou, sinon, à payer un dédit formation. Nous inventons l’école avec un CDI et nous améliorons la fluidité de l’emploi en diminuant les frais de scolarité. Nous pensons monter à 350 étudiants en tout d’ici 3 ans.
O.R : Vous préférez ce dispositif à une augmentation massive du nombre de boursiers qu’envisagent d’autres écoles ?
B.B : Pour proposer des bourses il faut bien prendre aux uns pour donner aux autres. Est-ce la vocation des écoles de faire de la redistribution ? Tous nos étudiants bénéficient déjà de prêts à taux 0 qui couvrent 110% du coût de leurs études. Taux zéro cela signifie que la banque ne prend aucune marge et cela revient finalement à un taux record de 1,3% avec l’assurance. Le tout à l’EMLyon sans même une caution parentale.
O.R : Que vous apporte exactement la collaboration avec IBM que vous avez démarrée en début d’année 2015 ?
B.B : La mise en œuvre du dispositif « Ecole dans l’entreprise » est notamment possible grâce à notre partenariat avec IBM qui supprime les contraintes de temps et de présence sur les campus. Les outils que nous développons avec IBM permettent d’accéder à distance au même environnement de travail collaboratif de partout dans le monde. Nos étudiants européens, chinois et africains retrouvent ainsi le même univers qu’ils soient sur leur campus d’origine, à domicile ou en mobilité dans un autre pays.
Dans cinq ans ferons-nous partie des leaders européens et mondiaux ? Cela passe par un changement de notre modèle opérationnel et pédagogique. Avec IBM nous organisons la transformation digitale d’EMLYON. Le week-end dernier nous avons par exemple entièrement passé nos systèmes d’information sur le cloud (Softlayer). Véritable chef d’orchestre des dernières évolutions technologiques, IBM nous permet de bénéficier des dernières innovations en cours tout en restant le pilote. Notre collaboration inclut la recherche et nos chercheurs ont accès aux capacités de calcul quasi infinies d’IBM. Ils sont également présents dans notre conseil d’administration ce qui en fait bien plus que des fournisseurs. Nous sommes d’ailleurs très en phase avec leur vice-présidente monde chargée de l’éducation, Catherine Fraser. Notre partenariat ira même jusqu’à installer ce que nous appelons des « pop up campus », des campus éphémères, dans les locaux d’IBM partout dans le monde.
O.R : Quels grands changements imaginez-vous voir poindre dans l’univers de la formation dans les années à venir ?
B.B : Aujourd’hui on mesure l’intelligence par le degré de connaissances dans un domaine précis. Demain on l’analysera par la capacité à agir là où on ne connaît pas les dossiers. Hier la compétence d’un chauffeur de taxi parisien était mesurées par ses capacités à connaître toutes les rues de Paris. Avec le GPS, la mesure de la qualité de service s’est déplacée sur d’autres terrains (facilité de réservation, de paiement, disponibilité, souplesse, réactivité). Dans le monde de l’enseignement supérieur, on change peu à peu de paradigme avec un apprentissage par l’action de plus en plus important. Dans les sciences de l’éducation il faut de plus en plus travailler sur le « mapping » des connaissances.
L’économie de la connaissance représente deux grandes révolutions. D’abord sa matière première, la connaissance, ne s’épuise pas. Au contraire en la partageant on crée une connaissance supplémentaire. Ensuite son développement est exponentiel avec les réseaux sociaux et les Big Data. En 2009 quand la start-up Uber naît à San Francisco elle a quinze voitures. Un an plus tard elle en compte 15 000 et sa valorisation est aujourd’hui de 51 milliards de dollars. Dans le même temps celle de Kodak est passé de 55 milliards à zéro en un an. Il faut savoir préparer nos étudiants à cette dimension exponentielle de l’économie qui implique de profonds bouleversements comme par exemple la fin d’un certain salariat monolithique et l’émergence d’autres modes de collaboration avec des employeurs multiples. Notre responsabilité est de former des jeunes qui posséderont une intelligence qui leur permettra de réagir au mieux face à une situation inconnue. J’aime à dire que le « EM » d’EMLyon signifie également que nous sommes des « Exponential Makers » !
O.R : Mais quelle est la mission des enseignants dans ce nouveau contexte ?
B.B : Aujourd’hui même des copies peuvent être corrigées par des machines capables également de vérifier si c’est bien le bon candidat qui a fait le devoir. Grâce au numérique nous créons un écosystème dans lequel le professeur sera là où il apporte le plus de valeur ajoutée. A EMLyon nous avons aujourd’hui trois types d’enseignants : l’enseignant-chercheur classique, auquel on demande un esprit critique et conceptuel, les « on-line tuteurs », qui peuvent aussi bien être des doctorants que des professionnels à la retraite, et les « cliniciens-praticiens » qui suivent les projets d’entreprise. C’est toute une nouvelle communauté que nous mettons en place. Une communauté dans laquelle les enseignants-chercheurs auront moins d’heures de cours mais une plus grande exigence dans leur recherche.
O.R : Cette « faculté à s’adapter » des diplômés, que vous mettez au centre des compétences de demain, est-elle en phase avec le système traditionnel français des classes prépas ?
B.B : Tout système qui n’évolue pas est condamné à disparaître. J’ai moi même signé des conventions avec des classes prépas pour accueillir pendant l’été leurs élèves volontaires sur notre campus de Shangaï. Je leur propose également de venir régulièrement sur notre campus.
O.R : Vous avez ouvert 50 places de plus aux élèves de prépas cette année. Des écoles de « rang inférieur » au vôtre vous accusent d’assécher ainsi leur propre réservoir. Que leur répondez-vous ?
B.B : Ils auraient raison si, à la sortie des prépas, il n’y avait pas entre 800 et 1000 élèves qui n’allaient pas dans le système. Je leur demande : que faites-vous pour récupérer ces 1000 élèves ? Ils doivent également assumer la réalité d’un monde mondialisé face à des structures locales. A Saint-Etienne nous délivrons des bachelors, pas le diplôme de notre grande école. Demain nous serons 12 à 15 écoles à nous partager un vivier de 8000 élèves issus de prépas qui ne bougera plus. Notre développement passe par d’autres voies comme la création d’un bachelor que j’ai farouchement défendue alors que mes prédécesseurs ne voulaient pas en entendre parler pour des questions d‘image.
O.R : Quels sont vos projets en matière de développement de la formation continue ?
B.B : Aujourd’hui nous y faisons 14 M€ de chiffre d’affaires mais ce n’est pas là que se fera l’essentiel de notre croissance. La formation continue est un marché complexe avec deux grands segments. D’un côté on trouve des formations de top management de très haut niveau mais réservées à des établissements à la notoriété internationale extrêmement forte comme l’Iese en Espagne, la London business school et, en France, HEC et l’Insead. Certes les prix/jours y sont intéressants mais il faut souvent y faire de la haute couture et on sait que la haute couture n’est pas rentable et que c’est le prêt à porter qui permet de vivre. De l’autre côté on se trouve face à Demos et Cegos qui sont de vraies « machines de guerre » qui peuvent proposer des prix extrêmement bas dans la mesure où elles n’investissent pas dans le corps professoral contrairement à nous. Nous ne savons pas faire les « comptes de bilan pour les nuls » au prix de la Cegos.
EMLyon va plutôt travailler sur du sur mesure à destination des entreprises de taille intermédiaire c’est à dire juste en-dessous de celles du Cac 40. Sur la formation continue diplômante également nous avons un vrai savoir-faire et une très grande flexibilité qui nous donne la capacité d’intégrer les besoins des entreprises.
O.R : Comme d’autres écoles fondées par des chambres de commerce, pensez-vous adopter leur nouveau statut dit d’établissement d’enseignement supérieur consulaire (EESC) ?
B.B : Non. Nous sommes d’ailleurs une association depuis 1965. Pour autant je suis convaincu que nos écoles doivent avoir des fonds propres et, pour cela, travailler dans une logique capitalistique. Mais tel qu’est conçu le statut d’EESC, avec des chambres de commerce et d’industrie majoritaires et l’impossibilité de distribuer des dividendes, aucune entreprise n’investira.