En quelques années François Taddei a fait du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) la référence française en termes d’innovation dans l’éducation. Il vient de remettre un rapport à ce sujet et revient avec nous sur ce qu’est une « société apprenante ».
Olivier Rollot : Vous avez remis il y a quelques semaines le rapport Apprendre demain au ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Qu’est-ce qui vous aura le plus marqué au cours de cette mission qui aura permis à 500 participants de s’exprimer et d’émettre « 18 propositions pour une société apprenante » ?
François Taddei : Le Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) travaille sur la transmission du savoir, sur la construction d’une « société apprenante » de la maternelle au lycée. Ce rapport nous aura conduit à beaucoup plus réfléchir que nous le faisions jusqu’ici dans le cadre du CRI à la petite enfance : plus on investit jeune dans le savoir plus l’impact est fort ! Or trop peu de temps est consacré à la petite enfance dans la formation des maîtres, à peine 10%. Quant au personnel des crèches il est recruté au niveau CAP. Un enfant de 3 ans peut donc aussi bien être encadré par un enseignant de niveau bac+5 qui a dans son cursus eu l’occasion d’être exposé à différents aspects de la transmission du savoir qu’un personnel de niveau CAP selon qu’il est ou non scolarisé.
Autre sujet crucial : l’apprentissage des enfants de milieu défavorisés hors périodes scolaires. Pendant l’année, ils progressent de la même façon que les autres mais oublient beaucoup de ce qu’ils ont appris pendant l’été. Comment y remédier ?
De la même façon les passages entre les différents niveaux éducatifs, du primaire au collège, du lycée à l’enseignement supérieur, sont un obstacle pour beaucoup de ces enfants. Il faut réfléchir à des dispositifs spécifiques à mettre en œuvre en REP. Et fournir aux enseignants des solutions au moment où ils en ont besoin.
O. R : Comment définir une « société apprenante » ?
F. T : Quand on a appris ceux qui vous suivent doivent pouvoir apprendre plus facilement. Chacun doit laisser des traces et transmettre. Dans les années 60 on avait le choix entre une seule chaîne de télévision et son enseignant pour apprendre. Aujourd’hui les canaux sont multiples avec un monde Internet dans lequel l’autorité n’est pas nécessairement hiérarchique. Dans lequel l’intelligence collective peut apporter le meilleur ou… n’être qu’une foule pas forcément intelligente.
Il faut donc développer d’autres compétences et plus seulement se remémorer, lire, écrire quand les machines le font mieux que nous. Il faut travailler sur le sens, l’empathie, des compétences que le système éducatif ne développe pas alors que l’esprit critique est plus que jamais utile.
O. R : La révolution numérique emmène tout sur son passage…
F. T : De plus en plus de pays s’interrogent sur les compétences nécessaires à l’ère numérique. Quand faut-il apprendre par cœur et pourquoi ? En jouant ou pas ? Comment développer les capacités à coopérer, la critique constructive, apprendre à apprendre ? Comment créer un « collectif apprenant » ?
Notre smartphone est un matériel scientifique de haut niveau. La recherche n’a plus forcément besoin d’un lieu très bien équipé pour s’exercer quand son téléphone est lui-même un équipement de pointe pour se poser des questions et se documenter.
O. R : En plus du vôtre, plusieurs rapports viennent d’être publiés sur le développement de nouvelles pédagogies. Comment expliquez-vous ce soudain intérêt pour des pratiques pédagogiques innovantes qui ont longtemps été réservées à quelques pionniers ?
F. T : L’accélération est mondiale avec des pays moteurs comme Singapour, la Finlande ou la Suisse qui font depuis longtemps de la recherche et du développement sur le système éducatif. A Singapour les deux tiers des établissements scolaires font de la recherche sur les apprentissages avec des groupes en interne qui travaillent sur les facteurs de réussite. Aujourd’hui Singapour est classé au 1er rang mondial dans le cadre de tests PISA qui ont provoqué, de même que le Classement de Shanghai, une vraie prise de conscience. En France beaucoup ont vu le film Demainet savent à quel point les nouvelles pédagogies fonctionnent bien en Finlande. On ne peut plus faire comme s’il y avait un seul modèle éducatif !
Depuis le XIXème siècle le nombre d’années de scolarité a progressé de manière quasi linéaire, 1 an de plus tous les dix ans, pour suivre l’évolution des techniques. Aujourd’hui, on attend des réponses qualitatives pour former des jeunes qui possèdent les compétences du XXIème siècle. Des jeunes qui se formeront tout au long de la vie pour s’adapter aux nouveaux métiers.
O. R : Et que fait-on en France ?
F. T : Nos enseignants ne sont toujours pas vraiment formés à la recherche. Même dans les ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) la recherche en pédagogies n’est que la troisième priorité. Et on sait quelle énergie on dépense en général pour une troisième priorité… Dans l’enseignement supérieur, les enseignants-chercheurs ne sont pas payés pour transmettre leurs initiatives pédagogiques car ils sont uniquement jugés sur leur recherche disciplinaire. On réfléchit donc aujourd’hui à créer une « habilitation à enseigner » comme il y en a à « diriger de la recherche » (HDR).
La communauté biomédicale n’imaginerait pas un instant ne pas faire de la recherche quand on a pu supprimer la formation des enseignants et l’INRP. A budgets équivalents la santé et l’éducation ont des budgets en recherche et développement sans commune mesure, de 1 à 30 ! Depuis le XVIIIème siècle l’enseignement a-t-il progressé autant que la médecine ? Aujourd’hui le système éducatif ne peut plus se contenter de transmettre des connaissances d’une génération à l’autre. Tout va trop vite.
O. R : Les enseignants sont-ils tous prêts à cela ?
F. T : L’enseignant français est celui qui collabore le moins au monde avec ses collègues ou sa hiérarchie. Les enseignants ne parlent pas en confiance aux inspecteurs et quand on met à leur disposition un espace de discussion, Viaeduc, il ne génère que peu de posts par jour – pour 800 000 enseignants – car… l’inspection générale a exigé de relire tout ce qui est publié.
En Irlande les universités commencent par former les enseignants à ce que c’est qu’apprendre, aux 100 manières dont on peut se comporter face à un enfant bloqué dans son apprentissage et qui n’est pas idiot pour autant.
O. R : Le sociologue de l’éducation François Dubet disait ainsi que les meilleurs enseignants sont ceux dont les enfants ne réussissent pas à l’école. Ainsi ils ne jugent pas forcément négativement un élève en difficulté.
F. T : Prenez le cas de Georges Pennac, un ancien cancre qui s’est révélé un excellent enseignant. Mais fort logiquement la plupart des enseignants sont d’anciens bons élèves qui ont du mal à comprendre qu’on ne le soit pas. Les enseignants doivent avoir de l’empathie pour trouver des solutions alors que c’est plus facile de se dire que, si un élève ne réussit pas, c’est la faute de ses professeurs précédents, de ses parents, de saatégorie socio-professionnelle. Mais pour cela il faut aussi être formé.
O. R : Il y a quand même une vraie prise de conscience des enjeux ?
F. T : Des organismes comme l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique) comme l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sont très intéressées par nos travaux, notamment pour comprendre pourquoi jusqu’à 20% des élèves souffrent de pathologies de l’apprentissage. Même la direction générale du Trésor nous pousse à avancer pour une raison très simple : notre système de protection sociale n’est pas soutenable si on n’investit pas sur ces sujets.
O. R : Il y a de plus en plus d’initiatives mais elles semblent souvent isolées et ne pas se répandre.
F. T : Pas moins de 700 journaux, revues, site s’y intéressent mais il n’y a pas de structure commune pour rassembler ces énergies. L’Institut français de l’éducation (IFE), qui a remplacé l’ex-Institut national de recherche pédagogique (INRP), fait en effet essentiellement de la veille. On remet des prix de l’innovation pédagogique mais il n’existe pas un seul MOOC pour les montrer à tous. C’est bien différent de Singapour où il existe toute une dynamique au service des enseignants et des élèves.
O. R : Il faut créer une sorte d’Inserm de l’éducation ?
F. T : Non car il faudrait beaucoup de temps pour recréer ce qu’était l’INRP, recruter les meilleurs, au risque d’ailleurs de recréer une « citadelle ». Ce que nous proposons c’est de créer une alliance comme il en existe déjà en sciences humaines et sociales (Athena) ou en sciences et technologies du numérique (Allistene). Ce serait sur le modèle des Instituts thématiques multi-organismes (ITMO). Mais il faut de la volonté politique ! Si on était très ambitieux il faudrait l’équivalent d’un Plan cancer qui a mobilisé la recherche, les hôpitaux, les systèmes de soin pour mobiliser tous les acteurs de la société apprenante.
O. R : Quel rôle doivent jouer les inspecteurs dans ces nouveaux schémas ?
F. T : Nous ne proposons pas de faire évoluer le rôle des inspecteurs qui ont la chance de voir beaucoup de classes et pourraient encourager la diversité des pratiques plutôt que d’imposer une norme. Ils pourraient également offrir plus de perspectives et ainsi changer de rôle pour devenir en quelque sorte des « prospecteurs ». Mais aujourd’hui une institution comme l’Esen, qui forme les cadres et personnels de l’éducation, dépend plus de la hiérarchie de l’Education nationale qu’aucune autre école équivalente dans la fonction publique. Un chef d’établissement reçoit jusqu’à 200 circulaires du ministère par an ! Comment voulez-vous les mettre en œuvre ?
O. R : Vous préconisez qu’on donne plus d’autonomie aux acteurs locaux ? Beaucoup le redoutent.
F. T : Il faut donner une autonomie constructive aux établissements. C’est que font la Finlande, la Suisse, le Canada, qui ne sont pas des ultra-libéraux ! Ce sera un choc culturel profond car il s’agit de donner de la liberté dans un cadre collaboratif, sur des valeurs communes, pas de donner le pouvoir à des chefs d’établissement. Il existe des méthodes d’accompagnement au changement qui permettent ces évolutions.
Dans ce cadre les universités ont un rôle particulier à jouer car elles sont des hubs de la société apprenante avec des chercheurs de toutes les disciplines réunis qui doivent dépasser les barrières disciplinaires. Elles doivent innover dans leur pédagogie pour influencer l’ensemble de la société, les organismes, les futurs parents… 95% des étudiants veulent que les pratiques pédagogiques évoluent. Il faut les écouter !
O. R : C’est un peu le rôle du Centre de Recherches Interdisciplinaires ?
F. T : Dans le cadre de l’appel à projet « Nouveaux cursus universitaires », nous prototypons par exemple des « diplômes blancs » qui permettent de choisir des cours à tel ou tel endroit, dans telle ou telle université, d’y adjoindre des MOOC, des stages pour se construire un parcours original. Nous pensons à de nouvelles formes de reconnaissance, à comment repenser la VAE (validation des acquis de l’expérience) ou les dispositifs alternatifs au bac d’accès à l’enseignement supérieur.
Beaucoup d’acteurs comprennent le besoin de changement. Depuis 15 ans le CRI a doublé de taille chaque année. Dans un an nous disposerons de 7000 m2 dans le Marais pour permettre à tous les de s’approprier les connaissances que nous développons.
Plus largement, il faut créer des tiers lieux / tiers temps qui soient des carrefours de rencontres intéressantes. Des lieux qui ne coûtent pas forcément chers pour donner un meilleur épanouissement à l’élève, à l’étudiant comme à leurs enseignants. Il faut mutualiser les meilleures pratiques comme on le fait à Singapour.
O. R : Vous préconisez également la création d’un « carnet de l’apprenant ».
F. T : Sur le modèle du carnet de santé il s’agirait de noter toutes ses expériences, sportives, musicales, billets de blog, exposés… tous les éléments formels et informels qu’on ne retrouve pas dans un dossier scolaire. Une sorte de technologie socratique du « connais-toi toi-même » pour bien mesurer ce qu’on sait et se comparer à d’autres profils. On peut ainsi construire une « carte de la connaissance » sur laquelle on verrait ce qu’ont fait d’autres profils pour parvenir à un poste qui vous intéresse. Comment devient-on roboticien ? Faut-il faire médecine, des maths ? Et bien on peut travailler dans la robotique en étant scénariste de film ou auteur pour travailler avec les robots sur des modes d’expression ou de réaction… Tout cela on peut le transmettre à chacun. Le Big Data au service du développement personnel !