Il est aujourd’hui le directeur d’école de management qui s’exprime le plus dans les médias. Essayiste, auteur de nombreux ouvrages et ancien journaliste, le directeur du groupe IPAG Business-School, Guillaume Bigot nous explique pourquoi il juge important pour lui de porter une parole qui se place souvent en dehors des courants dominants.
Olivier Rollot : Aucun autre directeur d’école de management n’intervient aussi souvent sur les médias que vous. N’y surtout sur des sujets aussi « politiques ». Du Brexit à l’Affaire Weinstein, vos prises de position sont souvent tranchées et peuvent prêter à la polémique. Est-ce bien le rôle d’un directeur d’école de management ?
Guillaume Bigot : Ce reproche n’a jamais été adressé à Jean-Michel Blanquer qui, du temps où il était encore directeur général de l’ESSEC, s’exprimait sur de nombreux sujets, l’éducation bien sûr mais aussi en tant que juriste ou sur des sujets de société, et en prenant clairement position politiquement.
Les médias s’intéressent spontanément à des interventions originales et fortes et non à l’eau tiède. Bien sûr, les directeurs se doivent de clairement distinguer l’expression de leur propre opinion (en tant que citoyen ou auteur) de celle de leur établissement qui se doit de rester neutre. Néanmoins, il me paraît intéressant, pour les dirigeants de business schools, de contribuer au débat public. Il faut le faire sans mettre son mouchoir dans sa poche mais sans heurter les sensibilités. A l’IPAG, il n’y a pas que le directeur général qui s’exprime, plusieurs professeurs le font également comme l’économiste Franck Dedieu (sur BFM et Boursorama), le géopoliticien Alexandre Delvalle (Atlantico, « Valeurs actuelles »), l’historien Michel Winock (« Le Monde ») ou l’ex conseiller spécial à l’Élysée, Aquilino Morel.
O. R : Qu’en disent les étudiants ?
G. B: Ils ne sont pas forcément toujours d’accord avec nos prises de position mais sont satisfaits d’entendre leur directeur s’exprimer sur les ondes ou dans les journaux. Que ce soit dans « Le Monde », « Le Figaro », Canal Plus, LCI, etc. Déjà au moment des attentats de « Charlie Hebdo », je les avais réunis pour discuter de la question des amalgames ou des théories du complot auxquelles ils sont attentifs. A la manière de Natacha Polony, avec laquelle je travaille au sein du Comité Orwell, j’entends sortir d’un discours « mainstream » sans, pour autant, verser dans l’extrémisme et en appelant d’abord à l’ouverture du débat. Ce que je veux, c’est promouvoir la pluralité des opinions au sein des écoles et justement pas imposer un point de vue aux étudiants.
O. R : Vous vous dites particulièrement sensible à ce que vous appelez le « retour du refoulé ».
G. B: Prenons un exemple, celui de l’identité nationale. Il est rarement positif de culpabiliser un pays. Plusieurs décennies durant, les Français furent, à tort, taxés de racisme mais aujourd’hui on voit, hélas, fleurir, notamment sur la toile d’authentiques racismes (celui d’un Dieudonné, des indigènes de la République ou des identitaires).
Accuser tous les hommes d’être des agresseurs sexuels peut également conduire à ce « retour du refoulé ». Plutôt que d’assimiler la drague maladroite aux « violences faites aux femmes » (concept fourre-tout) et de stigmatiser la gente masculine, il faudrait sans doute mieux évoquer la précarisation de l’emploi des femmes dans un système de rapport de forces qui les place à la merci d’ignobles personnages. Et quand on doit créer des zones spécifiques pour les femmes lors du Nouvel An en Allemagne, il n’est pas bien vu d’interroger le lien avec l’immigration. A force de vouloir substituer un décor politiquement correct à la réalité, celle-ci s’aggrave et finit par nous exploser au visage !
O. R : Il y a quand même des cas inacceptables !
G. B: Avec la théorie du genre, on assiste à une hostilité très puissante à l’égard de la masculinité héritée d’une société puritaine américaine qui supporte mal la sexualité féminine. Ni matriarcale, ni patriarcale, la France est fondée sur une relation de séduction mutuelle entre les sexes. Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres que nie la théorie du genre. Dans la tradition française, la force masculine doit être mise au service de femmes placées sur un piédestal. Les femmes ne sont pas des victimes et les hommes des gorets ! A mesure que ce discours se développe on sent les tensions entre les sexes monter.
L’importation de cette vision made in USA chez nous est d’autant plus stupide que la femme française n’a pas à choisir entre un destin de « desperate wife » ou de « working girl » comme de nombreux pays en proie à un terrible phénomène de vieillissement démographique. La France porte un modèle efficace pour l’avenir de l’humanité. Pourquoi copier les États-Unis ?
O. R : Vous êtes également très critique quant à la construction européenne.
G. B: J’essaye de rappeler des évidences : l’Europe, ce n’est pas forcément la paix. Lorsque l’Europe a été unie, elle l’a toujours été par la guerre d’ailleurs, par Napoléon ou par Hitler en dernier lieu. Après avoir publié en 2005 « Le jour où la France tremblera : Terrorisme islamiste : les vrais risques pour l’Hexagone », je me suis beaucoup exprimé dans les médias sur ces sujets avant de préférer me taire. Je ne suis pas arrivé à faire comprendre aux journalistes que je n’étais pas un expert du terrorisme mais un observateur qui tentait de saisir des tendances historiques de long terme. Je n’arrivais pas à faire passer cette idée pourtant simple : les attentats en tant que telles n’étaient pas un problème, c’est l’onde de choc politique qu’ils entrainaient et la fracture de notre société qui était à craindre. A un moment, j’ai donc refusé d’apparaître sur des plateaux télés pour participer à ce que j’ai appelé « le service de presse d’Al Quaida puis de DAESH ».
Aujourd’hui, je préfère intervenir sur les questions de souveraineté nationale et populaire, en restant fidèle à l’héritage d’un Philippe Séguin, d’un Charles Pasqua ou de Jean-Pierre Chevènement. Parmi les intellectuels, je me sens proche des positions de Michel Onfray ou de Pascal Bruckner, parfois d’un Eric Zemmour même s’il est souvent inutilement provocateur.
O.R : Cela fait beaucoup de sujets sur lesquels vous ne positionnez pas dans le courant dominant, le mainstream.
G. B : C’est important car peu osent se dresser contre le discours dominant, bien-pensant. Pour alimenter les débats, il faut des voix dissonantes sans être pour autant excessives. Dans les écoles de management il est pratiquement interdit de prendre des distances vis à vis des courants économiques dominants : vive la globalisation, vive la concurrence pure et parfaite, à bas les frontières ! J’invite nos étudiants à la réflexion et au débat. Parce qu’il faut leur donner des éléments de réflexion, les ouvrir à différentes sensibilités, pour lutter contre la radicalisation. Si je leur propose de se frotter à des penseurs dont les idées sont opposées, c’est pour leur permettre d’apprendre à se forger leur propre opinion.
Les entreprises sont au centre de la mondialisation. Tout le monde y parle anglais, tout le monde y utilise les mêmes méthodes. Elles doivent s’interroger sur leur responsabilité et balayer devant leurs portes. Il faut arrêter de penser qu’il n’y a qu’une « one best way », une vision scientifiquement correcte qui établirait que tous les gens intelligents pensent de la même façon. La science, au contraire, c’est l’esprit critique, c’est une « suite d’erreurs rectifiées » comme le disait Bachelard. Je ne veux pas que l’on partage nécessairement mes convictions mais que l’on comprenne que, « derrière tout modèle il y a une opinion » (dixit le prix Nobel d’économie Paul Samuleson). Sinon le risque de l’émergence de théories du complot, du retour du refoulé est immense.