Depuis cinquante ans la Fnege (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) a été un élément clé de la montée en puissance de l’enseignement de la gestion en France. A l’occasion de ses cinquante ans et de sa Semaine du Management, qui se tient à Paris du 22 au 25 mai au sein de la Cité Internationale Universitaire, son délégué général, Maurice Thévenet, revient sur cette histoire et sur les grands enjeux des années à venir.
Olivier Rollot : La FNEGE a donné ses lettres de noblesse à l’enseignement de la gestion en France. Comment voyez-vous son évolution dans les dix, vingt ans à venir ?
Maurice Thévenet : Il faut réaffirmer la nécessité pour les étudiants, à l’âge où ils démarrent leur formation, de se confronter à des tiers. Alors que l’idée d’une connaissance largement partagée est partout répandue, les psychologues du développement nous ont également appris qu’il y avait des stades et des moments de la vie où on a besoin d’un tiers, le pédagogue en Grèce, pour que la plante pousse. Je me méfie de ceux qui prétendent qu’on peut acquérir des compétences n’importe où et n’importe comment. C’est possible en formation continue, pas en formation initiale.
Pour revenir à votre question je suis d’abord frappé de voir qu’un socle de connaissances communes existe en gestion et qu’il est diffusé dans tous les établissements d’enseignement supérieur. Il y a trente-cinq ans, toutes les ESC délivraient le DESCAF et aujourd’hui une literacy du même type s’est constituée en analyse financière, en raisonnement stratégique, etc. Mais parallèlement on constate également une certaine évolution de beaucoup d’études de gestion vers les sciences humaines et sociales, par exemple vers un enseignement de la sociologie de la gestion. Peut-être n’est-ce pas absurde de faire d’abord la différence entre bénéfice et chiffre d’affaires pour mieux comprendre la sociologie…
O. R : A l’ère des Big Data, de l’intelligence artificielle (IA), faut-il accentuer le poids des maths, des statistiques dans l’enseignement de la gestion ?
M. T: La question du poids des maths n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau c’est par exemple la question de savoir s’il faut apprendre le coding à tout le monde. Si les compétences en Big Data ou IA sont nécessaires aujourd’hui elles doivent s’appuyer ou compléter la maîtrise d’un métier donné. Notre rôle ce n’est pas de former des spécialistes des Big Data mais des personnes qui feront un métier grâce ou avec les Big Data. On apprend d’abord le private banking, et les outils. L’enjeu majeur c’est d’apprendre à apprendre à des jeunes qui sont des professionnels, pas des spécialistes.
O. R : La culture reste donc un élément essentiel de l’apprentissage dans une formation en gestion ?
M. T: La culture permet de faire le lien entre les connaissances. Comme le disait Socrate « le pire c’est d’ignorer qu’on ignore ». Pour réfléchir à la supply chain il faut aussi avoir une épaisseur anthropologique et géographique. Cette acquisition fait partie de la tradition des classes préparatoires mais la part des étudiants qui en sont issus diminue. Dans les instituts d’administration des entreprises (IAE) on trouve des étudiants qui ont un très bon niveau dans un domaine spécialisé mais n’ont pas toujours ce type de culture.
Or sans cette culture il est difficile de se situer dans le temps, d’avoir une vision diachronique et évolutive du monde, de relier les faits à d’autres domaines dans une vision universelle. Le risque c’est de cocher, un peu bêtement, des cases de compétences.
O. R : On parle beaucoup de soft skills, de « compétences douces », dans la panoplie de compétences du diplômé en gestion. Quelle est leur importance ?
M. T: On se place là dans le champ comportemental plutôt que dans celui, plus large, des compétences. Cette importance des soft skills traduit une logique économique pure et dure. Les entreprises demandent que les diplômés soient efficaces et rentables le plus vite possible dans des responsabilités managériales. Le diplômé est souvent évalué sur le travail des autres sans pour autant avoir ni titre ni responsabilité.
O. R : Qu’est-ce qu’un établissement d’enseignement supérieur de gestion devrait considérer comme primordial d’acquérir vis à vis des besoins des entreprises ?
M. T: Dans le monde du travail, il faut pouvoir travailler avec des personnes qu’on n’apprécie pas forcément dans un univers qui est collaboratif par nature. Et cela ce n’est pas inné, ça s’apprend. Cela se voit dans les pratiques culturelles et sportives : une entreprise préférera souvent embaucher quelqu’un qui a passé vingt ans dans des clubs de foot que cet autre qui a papillonné d’une activité à l’autre.
La professeure de management Lynda Gratton s’est intéressée à l’impact de l’évolution des structures familiales sur le travail. Selon elle, nous serions passés d’une norme de la famille traditionnelle, un homme, une femme, longtemps ensemble avec des enfants, à un type de famille, très divers et différent. Dans la famille traditionnelle vous vivez dans un collectif imposé. Dans la famille non traditionnelle, la personne peut penser qu’elle définit elle-même sa position. Je le vois particulièrement lorsque je demande à mes étudiants d’écrire leur biographie. Les « non traditionnels » s’y expriment sous la forme d’un « je » et racontent un récit au sein duquel la famille est un lieu où ils décident leur parcours.
Mais dans l’entreprise traditionnelle il faut parfois porter des « charlotte » et respecter des horaires. C’est souvent ce problème d’adhésion à une vision collective qui conduit les jeunes à se lancer dans la création de start up. Alors comment développer le sens du collectif dans une institution d’enseignement supérieur ? C’est là qu’il faut s’interroger sur la réponse à donner aux étudiants. L’enjeu est de les préparer à ce monde collaboratif aux formes tellement diverses.
O. R : La FNEGE fête ses 50 ans. Cela fait sans doute un peu loin mais quelle mission pensez-vous qu’elle doive maintenant remplir pour les cinquante ans qui viennent ?
M. T: Ces 50 dernières années l’enseignement français de la gestion a bien tenu sa place grâce à des établissements qui ont su conquérir les accréditations internationales, AACSB et Equis, et s’imposer dans les classements internationaux. Je pense que la FNEGE y a contribué à la place modeste qui est la sienne. Pour l’avenir, la FNEGE doit d’abord réfléchir en fonction des besoins de ses trois grandes parties prenantes.
D’abord les établissements d’enseignement supérieur pour lesquels nous sommes un lieu neutre. Un lieu où on peut se retrouver et qui n’existe que si nous proposons des services pertinents et utiles. Tant qu’il y aura un enseignement supérieur consacré à la gestion nous devrons nous reconstruire pour être pertinents.
Notre deuxième partie prenante ce sont les enseignants-chercheurs. Une population sous pression que nous devons épauler pour valoriser leur travail. Il y a quarante ans nous avons créé une revue, la « Revue française de gestion », et offert des bourses aux jeunes enseignants pour aller se former aux États-Unis. Aujourd’hui nous créons la plateforme de diffusion de vidéos FNEGE Médias et nous labellisons des ouvrages pour faire le pont entre les entreprises et leurs recherches. Les associations scientifiques se retrouvent également à la FNEGE pour coordonner les classements des revues de recherche. Ce sont donc bien les professeurs de gestion qui le font et pas les universités comme c’est le cas, par exemple, au Royaume-Uni.
Enfin il nous faut contribuer à maintenir le lien entre les entreprises et le monde de l’enseignement. Alors que la gestion concerne 18 à 19% des étudiants français, alors que les enseignants produisent une recherche reconnue, le Baromètre FNEGE montre que les entreprises ne sont pas toujours au fait de l’utilité de la recherche en gestion. Ce qui n’est pas le cas du côté des études d’ingénieurs. Nous devons donc nous assurer de la solidité des ponts entre monde de l’enseignement à la gestion et monde des entreprises. C’était le cas dès la création de la FNEGE. Le président de la FNEGE est d’ailleurs toujours un dirigeant ou ancien dirigeant d’entreprise.
O. R : Comment la FNEGE est-elle financée ?
M. T: Essentiellement par nos activités propres. Nous recevons juste quelques fonds publics dans le cadre du PIA pour l’entrepreneuriat-étudiant.
O. R : Vous parliez de relations des établissements supérieur de gestion avec les entreprises. L’un des indicateurs de leur bonne corrélation est le développement de la formation continue. Dans l’étude que la FNEGE a menée en 2017 sur Les ressources des écoles de management les auteurs semblaient relativement sceptique quant à son développement.
M. T: Le scepticisme que vous avez pu percevoir dans l’étude vient sans doute du fait qu’il s’agit d’un secteur d’activité différent dans lequel les résultats ne sont jamais à la hauteur des attendus. Le vrai enjeu de la formation professionnelle est vis-à-vis des professeurs pour lesquels la formation continue est un outil de développement professionnel dont il est difficile de mesurer l’impact. Mais peut-on imaginer un enseignement à la gestion dans lequel les professeurs ne se confronteraient par régulièrement à l’entreprise et aux professionnels ? Dans beaucoup de domaines, il faut se confronter avec la réalité au-delà de l’utilisation de bases de données secondaires.
Reste le problème des locaux qui doivent aussi être différents pour la formation continue. D’où des investissements dont la rentabilité est parfois difficile.
O. R : Vous l’évoquiez : la recherche en gestion doit rester en contact avec les entreprises. Mais c’est par leur recherche publiable dans les grandes revues que les enseignants-chercheurs sont essentiellement évalués. Et cette recherche est parfois très loin de correspondre aux besoins des entreprises…
M. T: La recherche publiée dans les revues est un élément d’évaluation central pour les enseignants. A la FNEGE, nous faisons en sorte, avec les livres et les vidéos par exemple, que toutes les activités des enseignants-chercheurs puissent être valorisées.