Comment se forge un destin ? Pour le futur directeur général de ESCP Business School, Léon Laulusa, tout se joue le 1er janvier 1976. D’origine sino-laotienne il vient de fuir avec ses parents le nouveau régime qui a pris le pouvoir en 1975 au Laos après une longue guerre civile. Avec le soutien de la Croix Rouge, il arrive en France, à Paris en centre d’accueil puis va à Metz. Il a huit ans. Sa vie vient de se transformer totalement.
- Portrait publié pour la première fois en septembre 2023.
« Alors qu’ils étaient entrepreneurs au Laos, mes parents deviennent ouvriers. Mon père est d’abord ouvrier technique chez Renault puis gardien de nuit et ma mère travaille chez General Motors puis Suchard avant que des amis ne leur prêtent assez pour monter une petite bijouterie », se souvient Léon Laulusa, « reconnaissant à la France et à l’école républicaine ». Alors qu’initialement c’était plutôt aux Etats-Unis que sa famille comptait se rendre : « Mon frère et ma sœur étaient partis à Hong Kong pour apprendre l’anglais, et sans doute auraient-ils ensuite continué leur vie aux Etats-Unis. C’était en tout cas le projet de mon père influencé par nos amis partis aux États-Unis. Mais pas celui de ma mère qui voulait aller en France. J’ai donc pu bénéficier de l’excellence à la française ».
Ce sera la France pour le jeune Léon qui ne parle à l’époque pas un mot de français – seulement « merci » – et répond donc « merci » à tout ce que lui disent les employés de la Croix Rouge : « Je découvrais tout. Je n’avais jamais vu de neige. Jamais coupé de steak. Je me souviens aussi de la première fois que j’ai mangé un yaourt. Je pensais que c’était une glace et j’ai été très surpris. C’est à cette occasion que je me suis dit qu’il allait vraiment falloir tout réapprendre pour vivre en France. Et mes parents me disent: « Maintenant c’est ton pays ! » ».
Une rapide intégration
A Luang Prabang, la capitale royale du Laos, Léon Laulusa était scolarisé dans une école bilingue, mandarin et laotien, dans la continuité de l’éducation reçue de la part de ses grands-parents chinois. Le niveau en mathématiques y était excellent, ce qui favorisera sa très rapide intégration à l’école. Très vite naturalisé Français, excellent élève, souvent premier de sa classe, Léon Laulusa s’approprie très vite la culture française, le tout en travaillant longtemps en plus pendant ses loisirs. L’été, son premier emploi fut dans une usine de nettoyage de nappes de restaurant : « J’y ai découvert un taylorisme très proche des « Temps modernes » de Charlot. Je me suis tout de suite dit que je ne ferai jamais ça plus tard. » L’été suivant, il sera chef de rang dans un restaurant, l’Entrecôte aux Halles, puis guichetier à la Caisse d’Épargne. L’occasion pour lui d’apprendre à travailler avec des personnes plus âgées et « à ne pas se tromper en donnant de l’argent ».
Au lycée il obtient son bac C (scientifique) sans savoir trop quoi faire après : « Ma moyenne était bonne mais pas excellente à force de faire de petits boulots le week-end. La proviseure me dit donc qu’une prépa HEC est une « utopie pour moi » ». Il a ensuite beaucoup étudié pour montrer qu’elle avait tort. Ce sera donc l’université avec un DUT GEA (gestion des entreprises et des administrations) puis un MSTCF (master des sciences et techniques comptables et financières) à La Sorbonne, un Master Administration des Entreprises à l’IAE de Paris, un Diplôme d’Expertise Comptable (DEC), un DEA (diplôme d’études approfondies), puis une thèse à Paris-Dauphine et enfin une HDR (habilitation à diriger des recherches).
Du conseil au professorat
Après son MSTCF et l’IAE de Paris, Léon Laulusa devient très rapidement chef de mission dans le cabinet d’audit et de conseils BDO Marque et Gendrot, devenu par la suite Deloitte : « J’ai été nommé chef de mission après seulement neuf mois quand il faut normalement trois à cinq ans. J’étais efficace en connaissant toutes les règles comptables et fiscales grâce ma MSTCF et en réalisant ma mission avec excellence, diligence et célérité. On m’appelait même « M. Francis Lefebvre » tant je maitrisais bien chaque article. De plus, je savais faire du développement commercial ».
Mais il lui semblait manquer un élément pour être légitime dans son poste. Il se lance donc un DEA puis embraye sur une thèse à Paris-Dauphine sous la direction du professeur Yvon Pesqueux, rejoignant ainsi son frère et sa sœur également titulaires d’un doctorat dans des disciplines scientifiques. Jeune thésard, Léon Laulusa a alors l’opportunité de donner ses premières vacations à HEC. Nous sommes en 1996 et ses débuts ne sont pas faciles – « Je termine en 50 minutes mon cours d’une heure et demie » – mais trois ans plus tard, il rejoint ESCP en tant que vacataire et en donne rapidement jusqu’à 150 heures par an avec « de très bonnes évaluations de ses élèves ». Entretemps, il a quitté BDO durant sa thèse doctorale en convention CIFRE et il devient manager en développement international dans un cabinet en stratégie. Il réintègre ensuite BDO devenu Deloitte à la suite de leur fusion. En 2005, après son doctorat en science de gestion et avec l’accord du cabinet, ESCP lui propose de devenir professeur-assistant permanent à temps partiel alors qu’il exerçait en activité principale la fonction d’Associé dans la pratique Audit puis Consulting chez Deloitte.
Le conseil ou le professorat ? Un jour il va lui falloir choisir. En 2009, c’est l’année du choix ! C’est décidé : ce sera le professorat : « Chez Deloitte, j’accompagnais des clients prestigieux en finance tant en France qu’à l’international, c’était également la grande époque de mise en place des ERP, cela me passionnait mais mon cœur me disait de devenir professeur à plein temps à ESCP. Et je l’ai écouté tout en gardant d’excellentes relations avec Deloitte ».
Et si au passage il n’hésite pas à diviser son salaire par trois, c’est parce qu’il trouve l’école absolument « formidable » : « Son potentiel est unique et je m’y suis vraiment retrouvé. J’avais envie de servir la société et d’accompagner les élèves comme quand j’avais été professeur de tennis. Faire progresser les jeunes c’est toute la noblesse de l’éducation ». Il y enseigne depuis la comptabilité financière, le contrôle de gestion, le management pratiqué en Chine et le leadership.
L’itinéraire d’un futur directeur
Devenu professeur associé à temps plein à ESCP en 2009, Léon Laulusa franchira rapidement les étapes. Dès cette première année le directeur de l’époque, Pascal Morand, lui demande de s’occuper des relations avec la Chine, en relation avec une thèse consacrée aux entreprises asiatiques : « Je côtoyais les grandes universités chinoises pour signer des conventions académiques et développer des partenariats. Cette dimension internationale me passionne et en 2013 je suis nommé directeur académique adjoint chargé du développement international puis directeur des relations internationales ».
Depuis 2013, il aura successivement été directeur académique et des relations internationales depuis 2017, directeur général adjoint chargé des affaires académiques et internationales en 2018 et directeur général délégué depuis le 1er janvier 2022 avant de prendre, en janvier 2023, la direction de ESCP par intérim suite au départ de Frank Bournois. En mai 2023 il devient enfin directeur général de ESCP – « Frank Bournois m’aura accompagné tout au long de ces étapes, tout comme le président de l’école, Philippe Houzé » – tout en ayant conscience des atouts que lui a apporté son propre parcours : « Ces dernières années nous avons vécu beaucoup de crises dans le monde et j’ai le sentiment que le parcours atypique que j’ai vécu m’a appris à gérer ma vie avec philosophie et de manière résiliente ».
Retour au Laos, passion pour Confucius
Le Laos, Léon Laulusa n’y reviendra que 40 ans après. En 2016. Surpris de constater que le Palais Royal, dont il habitait tout près, était « beaucoup plus petit que dans son souvenir». Une enfance au Laos dont il garde de nombreux autres souvenirs : « Enfant, je passais beaucoup de temps avec les bonzes. J’adorais apprendre leur philosophie – leur respect du cycle de la nature notamment – ou les voir réaliser des tours de magie ». Il se souvient également de journées passées en short et chemisette que « nous enlevions pour prendre les douches chaudes de la pluie et nager dans le Mékong ».
C’est aussi en souvenir de ses racines qu’il se passionne pour la pensée de Confucius au point de consacrer sa thèse à L’Influence des valeurs confucéennes durant le processus de contrôle organisationnel au sein des entreprises chinoises en Asie. « Max Weber s’interrogeait sur l’absence de l’éthique protestante en Asie et sur les freins que cela pouvait représenter pour son développement. Le confucianisme est-il un frein au développement ? Ma conclusion, très rationnelle de par ma formation d’expert-comptable est que non. Ni une accélération », analyse Léon Laulusa. Pour parvenir à cette conclusion, il visite 79 entreprises en Chine, une dizaine à Singapour, à Taïwan et en Thaïlande, un pays dans lequel il s’interroge également sur l’influence du bouddhisme : « Partout je m’interroge. Comment quantifier, mesurer les valeurs. Comment influencent-elles le reporting, la perception, comment crée-t-on une confiance qui n’est pas universelle ? »
De ces voyages il ramène à chaque fois une trentaine de kilos de photocopies, négociant avec les compagnies aériennes pour ne pas payer de suppléments, qu’il relira une fois revenu en France. Cumulant emploi et thèse, il lui faudra huit ans pour la finaliser.
Les défis d’un directeur
Devenu directeur général de ESCP, Léon Laulusa va notamment impulser la vision de l’école, piloter sa stratégie et maintenant gérer la rénovation du campus historique de ESCP à Paris. Un chantier de 150 millions d’euros, dont 110 financés par la Chambre de commerce et d’industrie Paris Ile-de-France, qui va durer quatre ans et permettra à l’école d’emménager dans un campus vertical unique écologique et innovateur avec des locaux entièrement rénovés et innovants. Pendant ces quatre ans, l’école sera hébergée dans d’autres locaux que la CCI a fait rénover porte de Champerret : « Nos étudiants y auront beaucoup d’espaces de convivialité et également de salles de classe bien connectées ». Un second immeuble est loué pour recevoir une partie des personnels tout près de là, alors que ESCP possède toujours également un campus à côté de la gare Montparnasse.
Mais ESCP, c’est bien sûr également cinq campus dans toute l’Europe et donc un rôle très particulier pour son directeur général, qui va passer environ 55 jours par an sur ces implantations pour les conseils d’administration locaux, rencontrer ses collègues et ses élèves. Et parfois gérer également des questions immobilières: « Nous aurons bientôt un nouveau campus à Turin alors que Londres et Berlin s’étendent. Mais ce sont des sujets que nos directeurs locaux gèrent très bien ». Pour assurer cette gouvernance Léon Laulusa vient de s’entourer d’une nouvelle équipe de direction multiculturelle avec la Suisse-Allemande Véronique Tran, directrice générale adjointe en charge de l’Executive education et des relations entreprises, le Thaïlandais Pramuan Bunkanwanicha doyen du corps professoral, l’Italien, Francesco Rattalino, directeur général adjoint des affaires académiques et de l’expérience étudiante ou encore le Britannique Simon Mercado, directeur général adjoint en charge du développement international, des partenariats et des accréditations. « Être international c’est l’ADN de ESCP avec aujourd’hui 65% d’étudiants internationaux venus de 133 pays pour 35% d’étudiants français », rappelle le directeur qui présidait également un European Teaching Learning Committee chargé d’harmoniser le contenu des cours dans toute l’Europe : « ESCP est une école pan-européenne reconnue localement comme le proclame les portraits que nous affichons aujourd’hui sur nos campus sur le thème « United in Diversity » ».
- Sa passion pour le tennis
- La passion de jeunesse de Léon Laulusa, c’est le tennis. En compagnie d’autres bons jeunes joueurs français comme lui, à partir de 1983 et pendant trois ans, il devient donc ramasseur de balles pendant le tournoi de Roland-Garros. Il y admire et côtoie Ivan Lendl, John McEnroe, Mats Wilander et surtout Yannick Noah : « Je me souviens qu’il m’avait dit de m’appuyer sur mes points forts et c’est ce que j’ai toujours fait, dans le tennis comme à l’école.»
- Être ramasseur de balles à Roland-Garros, c’est aussi « apprendre la résilience quand il faut passer dix heures par jour sur un court dans le soleil et apprendre à diriger et encourager une équipe », souligne le futur directeur, déjà devenu à l’époque capitaine de son équipe des ramasseurs de balles puis capitaine de toutes les équipes. Et même une année vainqueur du tournoi de tennis, qui oppose tous les ramasseurs de balle à la fin de Roland-Garros, après en avoir été deux fois finaliste sous le regard du grand arbitre de l’époque, le célèbre Jacques Dorfmann : « Je n’étais ni le plus fort ni le plus grand. Ma force c’était ma capacité tactique à lire le jeu de l’adversaire. Je scrutais leurs points forts et faibles au début du match. Mais mes parents n’étaient pas d’accord pour que je poursuive dans cette voie, jugeant que c’était une carrière qui ne durait pas ». De plus, le capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis de l’époque, Jean-Paul Loth, lui explique qu’à moins « de réaliser une performance incroyable et d’avoir un physique hors norme il a peu de chance de réussir ». Ce ne sera donc pas le tennis qui rythmera toute la vie. Celui qui devait manquer trois semaines de cours chaque année pour être à Roland-Garros va donc se consacrer pleinement à ses études, tout en continuant longtemps à donner des cours de tennis.