Un atelier Artem où se retrouvent les étudiants de l’ICN, Mines Nancy et l’Ecole nationale supérieure d’art et de design
Quand un manager devient également ingénieur, quand un étudiant d’école de commerce apprend à travailler avec un designer, lorsqu’une école d’art s’ouvre à d’autres profils tous forment des diplômés hybrides. Des diplômés que les entreprises s’arrachent pour leurs capacités à gérer des équipes multidisciplinaires autant que pour leurs capacités d’innovation à la jonction de plusieurs spécialités.
Maîtriser à la fois des compétences scientifiques et de management, de gestion et de droit, de design et de commerce, en un mot présenter un profil hybride est aujourd’hui un vrai atout pour intégrer une entreprise. Si l’obtention d’un double diplôme – le plus souvent en management en plus de son diplôme initial – est la voie la plus classique, les établissements d’enseignement supérieur offrent de plus en plus d’occasions de rencontrer et travailler avec d’autres profils. La problématique répond d’abord aux besoins d’entreprises dans lesquelles les équipes marketing, recherche et développement ou encore design ont le plus souvent beaucoup de mal à se comprendre. Mais elle répond aussi à une constante de l’innovation ces dernières années : elle s’établit plus en plus à la jonction de différentes disciplines. « Dans un monde de plus en plus complexe, nous voulons ouvrir nos étudiants à de nouveaux champs disciplinaires, en leur proposant des parcours de formation croisés avec d’autres institutions académiques, écoles d’ingénieurs, IEP ou autres », commente Emmanuel Métais, le directeur de l’Edhec dont l’hybridation est l’une des trois grandes aspirations du plan stratégique « Edhec for Future Generations ».
C’était également l’un des objectifs du Livre blanc « Se former aux métiers de demain » qu’ont publié de concert en 2020 Arts et Métiers et Neoma dont la directrice générale, Delphine Manceau remarque : « Les compétences demandées par les entreprises sont en forte évolution. Les compétences de demain seront hybrides parce qu’il faut absolument apprendre à travailler avec des profils différents ». Une approche qui ne date pas d’hier à ESCP comme le souligne Frank Borunois : « En travaillant sur l’histoire de l’école pour le bicentenaire, nous avons redécouvert que l’approche multidisciplinaire était présente dès le début à l’ESCP : cours de chimie (aujourd’hui on fait du coding et du big data management), cours de langue, de géopolitique… Ce qu’on feint d’inventer un peu partout existe chez nous depuis 200 ans ! »
La formule la plus classique d’hybridation des compétences est la poursuite d’études. Selon l’enquête emploi 2020 de la Conférence des Grandes écoles (CGE), elle est beaucoup plus fréquente chez les ingénieurs (7,8%) que chez les diplômés des écoles de management (4,4%). Pour les ingénieurs, c’est d’abord l’occasion d’acquérir une compétence complémentaire (57% des cas), 32% souhaitant acquérir une spécialisation dans le cadre de leur projet professionnel. Quant aux managers ils voient dans la poursuite d’études un moyen d’acquérir une spécialisation (52% des cas) alors que, pour 34%, c’est une façon d’acquérir une compétence complémentaire. Les mastères spécialisés accrédités par la Conférence des grandes écoles et les masters universitaires sont choisis, dans les deux tiers des cas.
Forger des alliances. Les rapprochements entre différents types d’écoles peuvent être formalisés au sein d’alliances. « Notre positionnement Art / technologie / management hybride – ce que j’appelle notre « indisciplinarité » – a aujourd’hui le vent en poupe. Quand il faut casser les silos nous sommes précurseurs », se félicite Florence Legros, directrice de l’ICN, l’école qui a parmi les premières mis en avant l’interdisciplinarité en créant l’Alliance Artem de concert avec Mines Nancy et l’Ensad Nancy, qui insiste : « Il ne s’agit pas de saupoudrer plusieurs disciplines et de parler de pluridisciplinarité. Nos étudiants explorent des disciplines dont les vocabulaires sont très différents au travers de projets communs. Et l’étincelle naît souvent à la marge de chaque discipline quand les étudiants des autres écoles s’en emparent pour en repousser les frontières. Ils dépassent des frontières et pourront demain apporter beaucoup aux entreprises qui les recruteront ». A Paris comme à Berlin l’ICN propose aujourd’hui la même expérience Artem qu’à Nancy avec un « Club A international » et des partenaires spécifiques : les écoles Charpentier et Boulle à Paris, l’école d’art à Berlin, pour des ateliers conjoints en arts et design.
L’Alliance qui lie Audencia, Centrale Nantes et l’Ecole d’architecture nantaise est un autre exemple de rapprochements très forts entre trois types d’écoles. Et le directeur de l’école de management, Christophe Germain, entend aller encore plus loin aujourd’hui dans le cadre de son plan stratégique « ECOS 2025 » : « Nous voulons renforcer et augmenter l’hybridation des compétences chez nos étudiants. L’étudiant d’Audencia de demain, l’ »Homo Audenciens », devra posséder trois types de compétences : des compétences sociétales, des compétences professionnelles et des compétences comportementales validés par un passeport keys. Depuis 10 ans grâce à l’Alliance avec Centrale Nantes et l’ensa, nous avons été des pionniers dans ce domaine ».
A Marne-La-Vallée, l’Esiee lance de son côté un bachelor dans le cadre de l’université Gustave-Eiffel dont elle est membre tout en étant sous tutelle de la CCI Paris-Ile de France. Les titulaires de ce nouveau bachelor pluridisciplinaire en trois ans en Economie, Sciences et technologies multimédia pourront intégrer le cycle ingénieur en deuxième année dans un format 3+2. Et les collaborations vont encore plus loin puiques l’Esiee ouvre également avec l’Upec un premier cycle ingénieur « option santé ». Dans la logique des nouvelles licences accès santé (LAS) ses étudiants – 40 places sont proposées sur Parcoursup cette année – suivent quatre jours d’enseignement au sein de l’Esiee par semaine avec tous les autres étudiants de l’Esiee accompagnés d’un jour d’enseignement en distanciel assuré par l’Upec. « Nous espérons que huit à dix de nos étudiants trouveront une place en médecine. Tous les étudiants en LAS de l’Upec ont des chances égales », précise Jean Mairesse, le directeur de l’Esiee.
Créer des ensembles multidisciplinaires. Les rapprochements se nouent également dans le cadre de grandes universités comme l’explique Herbert Castéran, le directeur de l’EM Strasbourg dont l’école est partie intégrante de l’Université de Strasbourg : « Faire partie d’une grande université c’est également hybrider les compétences avec les écoles d’architecture ou d’ingénieurs de l’université mais aussi Sciences Po Strasbourg et les autres composantes de l’université. Nous avons même organisé avec l’Ena un hackathon ».
De même les groupes d’écoles permettent à leurs étudiants de se rapprocher. C’est le cas des écoles de l’Institut Mines Télécom (IMT) et singulièrement de l’Institut Mines Télécom business school et de Télécom SudParis qui étaient même à l’origine une seule école. « Aujourd’hui nous sommes deux écoles distinctes mais toujours intimement imbriquées. C’est unique en France. Nous délivrons toujours des cours en commun, plusieurs spécialités de 3ème année sont mixtes ingénieurs-managers. Des projets d’entreprise hybrides naissent aussi dans notre incubateur, partagé aussi avec une autre école d’ingénieurs, l’ENSIIE », relate Denis Guibard, le directeur de l’Institut Mines Télécom business school. Avec Télécom SudParis et l’ENSIIE sonn école organise chaque année depuis 20 ans le Challenge Projets d’Entreprendre® où les étudiants de nos trois écoles viennent pitcher leurs projets de startup. « Dans toute la vie étudiante du campus nos étudiants se mélangent, et les associations sont mixtes, ce qui est très structurant. On ne peut jamais savoir qui est un ingénieur, qui est un manager quand on va sur notre campus commun ! Même dans l’administration des deux écoles plusieurs services sont communs », reprend le directeur..
Le groupe Inseec U. regroupe également écoles de management – Inseec, ESCE, EBS – et d’ingénieurs avec l’ECE dont le directeur, François Stephan, rappelle : « Avec les écoles du groupe, nous favorisons l’hybridation des cours et les projets entre étudiants. Par exemple, nous faisons travailler ensemble des étudiants de l’une des écoles de management du groupe, l’ESCE, d’une école de design, Sup de Pub, et de l’ECE, au sein du programme « Start up Factory » : plusieurs semaines passées à San Francisco ». De même, le programme « Art & Tech », également à San Francisco, réunit les étudiants de l’ECE et ceux de Sup de Pub et Sup de Créa autour d’une création associant l’art et la technologie, dont le point d’orgue est la tenue d’une exposition artistique ouverte au public.
Des business schools qui étendent leurs compétences. Les écoles de management étendent également considérablement le champ de leurs compétences. Témoin Skema qui entend aujourd’hui devenir un institut multidisciplinaire autour du business. « Nous avons déjà créé une école de droit (Law for Business) at Brésil et nous formalisons la maquette de notre école AI for Business aux États-Unis. En France nous travaillons à la création de notre propre école de design après avoir travaillé avec un partenaire », signifie sa directrice générale, Alice Guilhon. Mais c’est dans l’Intelligence artificielle (IA) que l’ambition de l’école est la plus forte avec notamment la création à Montréal d’un laboratoire dédié qui irrigue tous nos programmes. Revenons un peu en arrière. « Quand l’IA est apparue nous avons commencé par créer un double diplôme avec une école d’ingénieurs spécialisée, l’Esiea. Il y a trois ans nous nous sommes demandé quel était l’environnement emblématique en IA et Montréal nous est rapidement apparu comme la ville à privilégier. Là-bas nos professeurs s’appuient sur tout l’écosystème montréalais pour dessiner des programmes qui sont ensuite basculés sur tous nos sites. Et notamment à Sophia Antipolis où nous possédons un institut d’IA qui compte 25 professeurs », détaille la directrice.
Pour renforcer l’hybridation de ses programmes, Audencia va les réformer pour y intégrer également des enseignements relatifs à l’intelligence artificielle (IA), les data ou encore l’information responsable. Elle proposera également des parcours doubles compétences à l’international. Pour leur séjour à l’étranger, les étudiants pourront par exemple suivre un semestre dans une école de gastronomie à Florence, suivre des cours dans une école de gaming aux Pays-Bas ou bien dans une école de diplomatie à Washington, etc. « Nous voulons associer passion et professionnalisation, intérêt pour les métiers de l’image, les sciences politiques, l’ingénierie, l’architecture, les arts, la technologie, etc. et le management. Demain, le pourcentage d’étudiants « hybrides » devrait avoisiner les 40% », assure encore Christophe Germain, qui a également signé un accord avec Sciences Po Saint-Germain qui peut déboucher sur un double diplôme.
Maintenant également partie intégrante de la formation des élèves de classes préparatoires économiques et commerciales, l’apprentissage du coding a droit de cité dans de plus en plus d’écoles de management. « La NEOMA Coding School que nous lançons permettra aux étudiants et diplômés de l’école d’aborder les bases du codage. En travaillant largement entre pairs sur le langage le plus utilisé, Python, mais également sur d’autres s’ils le souhaitent puisque plus de 25 langages sont proposés avec des modules complets sur Python, HTML, CSS, PHP, JQuery, Ajax et MySQL », détaille Imen Mejri, la directrice du programme Grande école de Neoma BS qui insiste : « Notre objectif n’est pas de former des spécialistes du développement informatique mais de délivrer les fondamentaux de la culture digitale pour échanger plus facilement avec des experts. Tous les étudiants volontaires pourront s’y inscrire. Notamment ceux qui veulent créer leur propre entreprise ».
Le Graal du double diplôme. Ils ne sont pas encore nombreux mais chaque année des étudiants ingénieurs intègrent une école de management en cours de cursus pour y obtenir les diplômes des deux écoles. Et, encore moins nombreux, les étudiants en management – très forts en maths et en physique ! – qui s’ouvrent les portes d’écoles d’ingénieurs. C’est le cas de Raphaël, double diplômé de CentraleSupélec et de l’Essec : « Ce double diplôme a élargi mon horizon de concepts. J’ai pu poser des questions et faire des ponts entre des concepts auxquels je n’aurais pas pensé avant le double diplôme. Dans ce sens, le double diplôme est plus que la somme des parties, car il ajoute une dimension dans le processus de construction intellectuelle ».
ESCP a ainsi développé une stratégie de double-diplômes depuis de longues années avec les écoles d’ingénieur : CentraleSupélec, ENSAE, ESTP, puis Mines ParisTech mais également avec le Politecnico deTurin ou le Politecnica de Madrid. « Notre stratégie de double diplôme dépasse les écoles d’ingénieurs. Depuis quatre ans, nous renforçons cette stratégie de double compétence avec l’approche ABCDE (Art, Business, Cultures, Diplomacy, Engineering). Cela se traduit par les doubles diplômes Master signés récemment avec l’IFM, Ferrandi et MGIMO sur la diplomatie en Russie. Et aussi notre accord d’échange avec l’Ecole des affaires publiques de Tsinghua pour le MiM et l’Ecole des Sciences Sociales de Tsinghua pour le Bachelor », détaille Frank Bournois.
Dans le même esprit Sciences Po Lille et l’Edhec ont formalisé un rapprochement qui débouche également sur un double diplôme en management des politiques publiques. « Il nous paraît très intéressant de marier nos forces autour du management de la fonction publique. Encore plus aujourd’hui avec la pandémie même si nous avions lancé le projet bien avant », explique le directeur de Sciences Po Lille, Pierre Mathiot quand Emmanuel Métais met l’accent sur l’hybridation des profils que génère l’accord : « Il y a de vraies vertus pédagogiques à avoir des formations hybrides. Etre confronté à d’autres disciplines, savoirs, permet d’acquérir une gymnastique particulière. Cela facilitera ensuite l’intégration dans des équipes hétérogènes même s’il y a une sorte de cousinage entre nos étudiants ».
Hybrides à la base. Alors que les doubles diplômes requièrent le plus souvent une année d’études supplémentaires se développent également des diplômes hybrides dans leur conception même. Alliant TEchnologie et MAnagement TEMA est ainsi un programme post-bac en 5 ans amenant ses étudiants vers une triple compétence autour du management, du digital et de la créativité. « TEMA inclut un semestre d’échange hors management, en deuxième année, dédié à la tech ou à la créativité, qui favorise la fertilisation croisée et développe l’habitude des étudiants à travailler avec des spécialistes de ces domaines », explique la directrice générale de Neoma, la maison mère de Tema, Delphine Manceau. Ils peuvent par exemple passer un semestre au sein de l’Epitech, de l’Université de Technologie de Troyes (UTT), de l’ESIGELEC ou du CESI pour les technologies et l’ingénierie, ou alors au sein de l’ESADHaR (Ecole Supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen), à ESMOD ou à l’Ecole de design de Y schools pour un échange plus orienté créativité.
Depuis la rentrée universitaire 2020 Sciences Po dispense une nouvelle licence interdisciplinaire, le Bachelor of Arts and Sciences (BASc) dès sa première année. Délivré à l’issue d’un double cursus d’une durée de quatre ans le BASc associe les sciences et les sciences humaines et sociales « A travers l’étude des grands thèmes transversaux de notre siècle dont la transition écologique, l’intelligence artificielle et les big data ou encore la manipulation du vivant et ses enjeux éthiques nous bâtissons des ponts entre les disciplines », définit Nicolas Benvegnu, le directeur du nouveau bachelor. « Avec ce nouveau BASc nous souhaitons répondre au projet de Sciences Po depuis sa création : comprendre l’environnement dans lequel on vit et former des étudiants qui seront des acteurs de l’évolution du monde », confie Stéphanie Balme, la doyenne du collège universitaire, qui explique : « Aujourd’hui ce qui transforme nos sociétés ce sont essentiellement des objets liés aux sciences. D’où la nécessité d’aller chercher des enseignants-chercheurs en dehors de notre faculté pour donner une double réponse ». Dans ce cadre la philosophie politique, le droit, les SHS en général sont sollicitées pour « agir sur le monde et changer de pratique pour aller plus loin dans l’interdisciplinarité ».