Après la tempête le retour au calme ? Frédérique Vidal semble en tout cas tenter de circonscrire l’incendie qu’a provoqué sa demande d’enquête sur un supposé « islamo-gauchisme » dans les universités. La ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a ainsi regretté le 22 février sur RTL que sa demande d’enquête se soit transformée en « polémique ». Plus de 600 universitaires ont en effet réclamé sa démission le 20 février dans une tribune publiée par le journal Le Monde : « Islamo-gauchisme » : « Nous, universitaires et chercheurs, demandons avec force la démission de Frédérique Vidal ». Et voilà Emmanuel Macron empêtré dans le débat sur l’« islamo-gauchisme » s’exclame Le Monde tant les divisions au sein de son camp sont criantes…
- Près de 7 Français sur 10 estiment qu’il existe un problème « d’islamo-gauchisme » en France, selon un sondage Odoxa-Backbone consulting pour franceinfo et Le Figaro publié le 24 février. Deux tiers des personnes interrogées (66 %) sont d’accord avec Frédérique Vidal pour qui « l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable ». Toutefois, on observe un fossé générationnel dans les réponses : plus la population vieillit et plus elle adhère aux propos de Frédérique Vidal puisque seulement 46 % des 18-24 ans sont d’accord avec elle contre 78 % chez les plus de 65 ans.
Retour en arrière. En lançant son enquête le 16 février dernier Frédérique Vidal n’a fait que relancer une polémique qui date du 22 octobre 2020 quand par Jean-Michel Blanquer évoquait un «’islamo-gauchisme qui fait des ravages à l’université » notamment parce que « l’Unef cède à ce type de choses ». A l’époque
Frédérique Vidal avait semblé prendre son contre-pied en affirmant dans l’Opinion que « parce que la liberté d’expression et les libertés académiques sont indissociables, l’université questionne et irrite parfois, tous ceux qui confondent préjugés et certitudes, tous ceux qui rejettent l’altérité, le doute et l’esprit critique (…) C’est cela, la tradition universitaire française, n’en déplaise à tous ceux qui espèrent instrumentaliser les étudiants ou les enseignants-chercheurs au service d’une ambition politique ». On comprend donc que cela en ait surpris plus d’uns qu’elle charge maintenant le CNRS de mener une « étude scientifique » pour définir « ce qui relève de la recherche et du militantisme ».
Des réactions (de plus en plus) outrées. En octobre 2020 la Conférence des présidents d’université (CPU) répondait à Jean-Michel Blanquer dans un communiqué que « Non, les universités ne sont pas des lieux où se construirait une « idéologie » qui mène au pire. Non, les universités ne sont pas des lieux d’expression ou d’encouragement du fanatisme. Non, les universités ne sauraient être tenues pour complices du terrorisme ». Le 16 février 2021 cette même CPU fait cette fois-ci part de sa « stupeur face à une nouvelle polémique stérile sur le sujet de l’ »islamo-gauchisme » à l’université » et assénait dans son nouveau communiqué : « L’islamo-gauchisme n’est pas un concept. C’est une pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique, et qu’il conviendrait de laisser, sinon aux animateurs de Cnews, plus largement, à l’extrême droite qui l’a popularisé. Utiliser leurs mots, c’est faire le lit des traditionnels procureurs prompts à condamner par principe les universitaires et les universités ».
Un « circulez il n’y a rien à voir » plutôt appuyé par le CNRS qui, dans son propre communiqué, estime que « l’islamo-gauchisme, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Et de « condamner, en particulier, les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de « race », ou tout autre champ de la connaissance ». Suivait la pétition des 500 universitaires demandant le départ de Frédérique Vidal en arguant que « Comme dans la Hongrie d’Orban, le Brésil de Bolsonaro ou la Pologne de Duda, les études postcoloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l’intersectionnalité sont précisément ciblés ». Et de conclure : « Frédérique Vidal se saisit du thème complotiste islamo-gauchisme et nous désigne coupables de pourrir l’université. Elle veut diligenter une enquête, menace de nous diviser et de nous punir, veut faire régner le soupçon et la peur, et bafouer nos libertés académiques. Nous estimons une telle ministre indigne de nous représenter et nous demandons, avec force, sa démission ».
Rien à voir vraiment ? Après que d’autres universitaires, essentiellement réunis au sein de l’Observatoire du décolonialisme, aient soutenu la ministre (lire par exemple la position du linguiste Jean Szlamowicz dans L’Express) une autre tribune d’universitaires dans Le Monde tentait d’éclairer le sujet en affirmant que «Le problème n’est pas tant l’“islamo-gauchisme” que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche» : « Nous nous réjouissons de constater que, certes avec un certain retard, notre ministre ait enfin compris l’existence d’un problème, contrairement à la Conférence des présidents d’université, qui a répondu à cette annonce par un communiqué consternant de corporatisme et de déni du réel – communiqué qui devrait lui ôter le droit de prétendre représenter la communauté universitaire ». Et de rappeler : « Ceux qui, aujourd’hui, prétendent que ce terme a été créé par la droite ou l’extrême droite et que ce concept ne renvoie à « aucune réalité scientifique » font simplement preuve d’inculture ou de mauvaise foi, puisqu’ils ignorent ou prétendent ignorer qu’il a été forgé, il y a vingt ans déjà, par le politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff » (signataire de la tribune, ce dernier est par ailleurs interviewé dans Marianne).
Pour autant ces universitaires considèrent qu’aujourd’hui, « se focaliser sur ce terme constitue une erreur d’analyse ». Et d’insister : « S’il y a bel et bien un problème dans l’enceinte universitaire, mais ce n’est pas tant celui de l’islamo-gauchisme que celui, plus généralement, du dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche. Car se développent de façon inquiétante pléthore de cours, articles, séminaires, colloques qui ne sont que du militantisme déguisé en pseudo-science à coups de théories fumeuses (« racisme d’Etat »), de néologismes tape-à-l’œil (« blanchité ») et de grandes opérations de découverte de la Lune, présentant par exemple comme de lumineuses avancées scientifiques l’idée que nos catégories mentales seraient « socialement construites » (mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans l’expérience humaine ?) ou que, « intersectionnalité » oblige, être une femme de couleur expose à être moins avantagée socialement qu’être un homme blanc… Quelle que soit la légitimité des causes politiques ainsi défendues, l’indignation ne peut tenir lieu de pensée, ni le slogan d’argumentation raisonnée ».
La « cancel culture » en ligne de mire. On le voit, derrière le débat sur l’islamo-gauchisme se profile vite celui sur la « cancel culture », cette « culture de l’effacement » qui nous vient des Etats-Unis et que stigmatisait début 2021 le sociologue Olivier Galland dans l’article « L’université française face à la « cancel culture ». Il expliquait notamment comment on a « assisté aux États-Unis à une dérive inquiétante qui finit par essentialiser les identités et qui aboutit à les opposer les unes aux autres ou à opposer chacune d’elle à son symétrique inverse dans une métaphore guerrière. Le symétrique inverse de chaque identité est lui-même essentialisé : la « blanchité » devient une essence dont il est impossible de se défaire et qui, quelles que soient les bonnes volontés individuelles, inscrit leurs porteurs dans un rapport de domination inéluctable. S’il s’agit d’un « homme blanc » cette essentialisation et le rapport de domination sont évidemment redoublés. C’est une première forme de dérive, une dérive intellectuelle, car l’essentialisation, la naturalisation d’une caractéristique sociale, quelle qu’elle soit, est la négation même des sciences sociales ».
Alors que les exemples de la montée en puissance de cette « cancel culture » sont légion dans les universités outre-Atlantique la question se pose plus en plus en Europe. Le 16 février dernier, le Premier ministre britannique Boris Johnson a ainsi annoncé une série de mesures visant à protéger la liberté d’expression sur les campus britanniques (lire l’article du Times Higher Education New free speech rules target English universities). Et en France également les exemples d’interdits faits à ceux qui n’entrent pas dans les schémas de pensée des tenants d’une ligne unique sont nombreux.
Pourquoi faire appel au CNRS ? « Faire du CNRS une police politique, c’est quand même assez consternant », réagissait le 17 février sur France Info Michel Deneken, administrateur provisoire de l’université de Strasbourg après un premier mandat de président. Dans la continuité de travaux d’expertise déjà menés sur le modèle du rapport « Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s’en protègent » réalisé en 2016 par l’alliance Athena, c’est cette dernière, qui regroupe l’ensemble des forces académiques en sciences humaines et sociales dans les universités, les écoles et les organismes de recherche, qui sera chargée au sein du CNRS de l’étude. Pour quelques temps encore président de l’alliance Athena et président du Campus Condorcet, Jean-François Balaudé s’interrogeait : « Ce n’est pas sa vocation de mener des enquêtes à la façon d’une inspection générale ».
Dans la tribune «Le problème n’est pas tant l’“islamo-gauchisme” que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche» les universitaires signataires préconisaient plutôt un recours au Hcéres (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) « qui est une institution indépendante du ministère – indépendance destinée à s’accroître, au terme de la loi –, a vocation à apprécier la qualité des travaux et des formations, de manière à informer les organismes et les universités en vue des prises de décision. Dans ce cadre précis, il pourrait, en se saisissant du problème, certifier la qualité des maquettes pédagogiques, des enseignements proposés, des programmes des séminaires et des colloques ». Quoi qu’il en soit on n’attend pas avant quelques mois le résultat des cogitations de l’alliance Athena.