ECOLES DE MANAGEMENT, INTERNATIONAL, PERSONNALITES

« En 2020 l’EM Normandie a fait la plus belle rentrée de tous les temps »: entretien avec son directeur général, Elian Pilvin

Créée au Havre en 1871, devenue l’EM Normandie en 2004, l’école havro-caennaise célèbre ses 150 ans en 2021 avec notamment la création d’un site Internet dédié retraçant son histoire à travers le regard de son fondateur, Jules Siegfried. Un sujet sur lequel nous revenons avec son directeur général, Elian Pilvin, autant que sur ses projets sur son école.

Olivier Rollot : L’EM Normandie fête ses 150 ans cette année. Mais vous avez également la tête dans le futur avec la présentation bientôt d’un nouveau plan stratégique. Dans quels axes travaillez-vous ?

Elian Pilvin : Nous sommes à une période charnière. Une période où il faut réorienter ce que j’appellerais les « principes philosophiques » de l’école. Quel est son impact ? Son rôle vis-à-vis de ses étudiants et des parties prenantes ? Comment repenser le rôle social d’une Grande Ecole dans son écosystème, sa communauté, son territoire ? Et là, soit on donne des réponses conjoncturelles, tactiques, et on va droit dans le mur, soit on s’intéresse aux fondements même pour construire les écoles de management de demain. Ce qui peut signifier aller plus loin que le management. Quel socle devons-nous donner à nos futurs diplômés pour qu’ils deviennent des acteurs de la transformation des organisations ? Que doit-on leur enseigner ? Autant de sujets qui mobilisent aujourd’hui tout le collectif de l’école.

O. R : La question du modèle économique des écoles risque de se poser aussi si la crise sanitaire de la Covid génère une crise économique sévère ?

E. P : J’imagine que nombre de directeurs généraux d’écoles se posent aujourd’hui la même question : quel va être l’arbitrage des parents pour l’enseignement supérieur à la rentrée 2021 ? J’ai un peu la faiblesse de penser que l’enseignement est une valeur refuge en temps de crise. Mais en même temps ce n’est une valeur refuge que si les parents ont toujours les moyens d’investir dans cette valeur refuge. Il ne faut jamais oublier que nous nous situons dans un système d’enseignement payant, certes excellent en termes de rapport qualité prix, mais payant. Or, rejoindre une école de management post bac par exemple, c’est s’engager pour cinq ans alors qu’on ne sait pas encore quel sera l’impact de la crise. D’autant qu’elle est mondiale.

O. R : Vous évoquez un enseignement supérieur « valeur refuge ». C’est ce qu’on a constaté dans toutes les business schools du monde en 2020 : elles ont fait d’excellentes rentrées.

E. P : A l’EM Normandie, nous avons même fait la plus belle rentrée de tous les temps tant sur le Programme Grande Ecole que sur le Bachelor Management International. Nous avons aussi reçu plus d’étudiants dans nos Mastères Spécialisés et nos MSc et autant d’étudiants internationaux même si les modalités d’accueil sont un peu différentes. Beaucoup sont en effet restés chez eux et suivent les cours à distance. Et cette année se présente aussi bien si l’on considère la masse de demandes de documentation que nous recevons et la participation à nos journées portes ouvertes (JPO) virtuelles.

Mais nous ne sommes pas à l’abri d’un court-circuit. Nous avons donc repensé tout notre modèle économique avec trois hypothèses (à la hausse, stable et décroissant) alors que jusqu’à présent nous ne pensions qu’à des hypothèses de stabilité et de croissance. Je suis à la fois confiant et prudent et nous sommes obligés de prévoir un scénario de crise. Ce serait une faute de gestion de ne pas le faire.

O. R : Aujourd’hui vos étudiants sont-ils revenus sur vos campus ?

E. P : Depuis le 8 février ils sont de retour sur nos trois campus nationaux dans le respect des consignes gouvernementales (jauge de 20% des effectifs à ne pas dépasser, mix de cours en distanciel et en présentiel…). Auparavant, nous recevions des étudiants en difficulté pour les accompagner depuis la deuxième semaine de janvier. Les campus de Dublin et Oxford sont eux par contre fermés jusque début mars et les étudiants suivent tous les cours en distanciel, qu’ils soient restés sur place ou rentrés en France, comme c’est le cas pour la plupart d’entre eux.

O. R : Quel bilan tireriez-vous de cette année qui vous a vu prendre la direction de l’EM Normandie tout en affrontant une crise historique ?

E. P : Pour un jeune directeur général qui prend la direction d’une école en pleine croissance, le grand défi c’est d’accélérer la transformation de l’école et d’assurer sa pérennité après quinze années de croissance exceptionnelles. De donner un nouveau cap et, avant toute chose, de réorganiser à la fois le capital social et le capital humain de l’école avec une nouvelle dynamique.

Je m’étais donné un an pour produire un plan stratégique et deux ans pour transformer l’école. Mais en fait la crise nous a obligé à accélérer notre transformation et, ce que je pensais réaliser en 3 ans, nous l’avons quasiment fait en 3 mois. Le changement de mentalité, la nécessité de dépasser les freins psychologiques, la prise de conscience de l’ensemble des parties prenantes de l’école de la nécessité d’évoluer, se sont faits d’autant plus facilement qu’il était impératif de nous adapter. Les Grandes Ecoles ont montré que leur rôle était de tout faire pour assurer le succès de leurs étudiants.

O. R : Comment cette évolution se caractérise-t-elle de votre organisation ?

E. P : Nous devenons véritablement une école internationale et plus seulement une école qui fait de l’international. Dans cette logique notre faculté devient de de plus en plus internationale avec plus de recrutements internationaux et des programmes déployés sur plusieurs continents. Notre transformation passe également par un état d’esprit à inculquer à l’ensemble de nos organisations. Sur le volet du digital notamment, où nous avons accompli des prouesses en un temps record avec la crise, je considère ce n’est pas une question d’outil, mais bien avant tout un état d’esprit qui ouvre des champs infinis d’optimisation de la manière de travailler. Nous sommes dans un système d’essai/erreur permanent où il faut implémenter, analyser, corriger.

Ce qui est absolument antinomique avec le temps long habituel de l’enseignement supérieur. Quand il faut quatre ou cinq ans pour évaluer un programme, la Covid nous a imposé de tout changer dès le lendemain. Face aux injonctions ministérielles et gouvernementales nous avons dû apporter des réponses rapidement avec une obligation permanente de réinterroger nos modèles. C’est là où nous avons pu nous féliciter de l’agilité de nos équipes et de leur capacité de résilience.

O. R : Demain comment vont cohabiter les dimensions présentielles et distancielles dans vos enseignements ?

E. P : Le distanciel va devenir un élément structurant dans la transformation des connaissances. Et plus il y aura de distanciel, plus le présentiel devra être de qualité avec des travaux par petits groupes, davantage d’échanges, une co-construction collective. Cela va bousculer notre modèle car, après une croissance exponentielle depuis 10 ans, il va falloir revoir la taille des groupes et des amphis. Les échanges devront plutôt avoir lieu dans des groupes de 10 à 20 plutôt que de 50.

O. R : Mais l’heure de cours face à un enseignant ne reste-t-il pas un marqueur important pour les familles ?

E. P : Dans le système français les parents font encore souvent la division suivante : coup de scolarité divisé par le nombre d’heures de cours. Mais aujourd’hui qu’est-ce qui fait véritablement le la force d’une scolarité ? Bien sûr le face-à-face pédagogique qui est essentiel, j’en suis bien conscient, mais aussi toute sa préparation. Au Royaume-Uni, on peut suivre seulement 5 à 8 heures de cours par semaine mais qui sont précédés de 40 heures de travail personnel, de travail bibliographique, d’articles à lire. A contrario, le modèle français est très asymétrique avec des professeurs qui livrent leurs cours à un public qui découvre tout. Nous devons expliquer toute l’importance du travail personnel en amont. Qu’une heure de cours doit être précédée de cinq heures de préparation pour être pleinement utile. Ce n’est pas le modèle français mais c’est un modèle vertueux auquel je crois.

O. R : La réforme du bac vous pousse-t-elle à faire évoluer vos cursus ?

E. P : En postbac il va falloir que nous revoyions les modalités d’accès des étudiants. Comment pouvons-nous enseigner à des étudiants qui n’ont pas suivi de cours de mathématiques pendant deux ans au lycée ? Il va bien falloir que nous créions des sas de remises à niveau, nous assurer que le niveau moyen de compétence de toute la promotion est égal.

O. R : L’EM Normandie possède un campus à Oxford. Comment gérez-vous aujourd’hui le Brexit ?

E. P : Le Brexit a mis à rude épreuve notre capacité de résilience. Songez que les règles exactes n’ont été connues qu’au tout dernier moment. Jusqu’au 30 décembre 2020 nous ne savions pas quelles étaient les conditions d’accès des étudiants sur le territoire anglais le… premier janvier 2021. Aujourd’hui nous savons qu’il leur faut un visa étudiant qui est octroyé pour 6 mois et que le gouvernement britannique réfléchit à de nouvelles modalités, dont la possibilité d’octroyer des visas plus longs suivant le niveau d’entrée. C’est aussi pour cela que nous avons créé un autre campus en Irlande, à Dublin, où aucun passeport n’est nécessaire pour entrer.

O. R : Ce n’est pas trop compliqué de gérer autant de campus ?

E. P : Avoir cinq campus dans trois pays cela signifie réfléchir avec trois cerveaux : le cerveau français avec les règles françaises, le cerveau britannique pour les règles britanniques et le cerveau irlandais à Dublin. Nous sommes donc obligés d’avoir une agilité intellectuelle plus forte quand on possède ses propres campus. Mais c’est également avoir la faculté d’y affecter nos propres étudiants quand beaucoup d’universités partenaires ferment leurs portes et quand les gouvernements ferment leurs frontières hors d’Europe.

O. R : D’accord mais aller à Dublin quand on rêve de Rio de Janeiro c’est quand même un peu décevant…

E. P : Nous en sommes conscients …bien que cela se discute…et nous faisons évoluer nos maquettes pédagogiques pour que tous nos étudiants puissent partir à l’étranger pendant leur cursus. L’expérience internationale est garantie ! Elle reste essentielle dans notre stratégie et le déploiement de l’EM Normandie sur de nouveaux campus internationaux est tout à fait d’actualité.

Le développement de campus en propre à l’international sur des territoires spécifiques reste le modèle de l’école. Bien sûr nous ne pouvons pas avoir un campus dans tous les pays du monde mais, dans des territoires très spécifiques, avec des axes de différenciation en termes de recherche et de développement, cela reste un modèle pour l’école. Nous aurons ainsi réalisé l’ouverture de 3 campus en 4 ans (Dublin en 2017, le nouveau campus du Havre en 2020 et le second site parisien en septembre 2021).

O. R : Multi-campus l’EM Normandie s’est particulièrement développée à Paris. Comment conservez vos racines normandes, au-delà de votre nom ?

E. P : Nous avons également un ambitieux programme de développement à Caen et au Havre. Aujourd’hui, ce qui est très important pour les Grandes Ecoles c’est de conserver leur ancrage territorial tout en ayant cette capacité à s’en extraire. Mais le directeur général de l’école aura toujours son bureau en Normandie. L’ancrage territorial de l’école reste la Normandie.

O. R : L’apprentissage connaît un succès record dans l’enseignement supérieur. Que représente-t-il à l’EM Normandie ? Le « coût contrat », c’est-à-dire le niveau auquel vos coûts sont pris en charge par l’Etat est-il suffisant ?

E. P : Nous sommes des fervents partisans de l’apprentissage et nous proposons même des offres d’alternance à l’international. Cette année nous avons même trente étudiants qui suivent leur cursus en apprentissage à l’international, à Dubaï, Beyrouth, Delhi, au Maroc, etc. Le niveau de prise en charge de nos contrats est assez bas, seulement 8000€ par an pour le Programme Grande Ecole, mais monte heureusement avec les suppléments que nous facturons aux entreprises, avec lesquelles nous avons des liens privilégiés. Mais il faut bien admettre que les négociations que nous avons eues avec France Compétences sont illogiques : le niveau de prise en charge de notre bachelor est de 9500€, c’est-à-dire significativement supérieur au PGE. Pourquoi ? Et pourquoi est-ce le double dans d’autres Grande écoles qui ont exactement les mêmes coûts que nous ?

O. R : Vous restez résolument optimistes au milieu de tous ces problèmes ?

E. P : Je continue à dire et à croire que nous faisons le plus beau métier du monde. Nous devons faire bloc pour dénoncer le fait que la génération actuelle n’est pas sacrifiée. Je m’insurge quand j’entends cela alors que cette génération va profondément transformer nos organisations demain. Nos étudiants déploient des trésors d’imagination pour garder le lien entre eux, pour être solidaires alors qu’ils sont pointés du doigt. C’est une génération meurtrie mais également hyper soudée avec laquelle il faudra compter.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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