D’un côté une baisse de leurs moyens qui s’annonce conséquente avec les ponctions effectuées par l’État sur les moyens des chambres de commerce et d’industrie, dont beaucoup dépendent, et une réforme de la taxe d’apprentissage qui va leur coûter cher, de l’autres une réputation d’excellence reconnue mondialement, les écoles de commerce françaises sont confrontées à un défi inédit : se réinventer financièrement sans y perdre leur âme.
Les meilleures oui, mais pour combien de temps ?
HEC 2ème, Essec 3ème, Grenoble EM 15ème, en tout 18 business schools françaises étaient classées dans le « Top 70 » des meilleurs masters en management mondiaux du Financial Times cette année, loin devant les business schools britanniques ou espagnoles. « Nous avons vécu cette année une forte progression, à laquelle nous ne nous attendions pas forcément, pour passer de la 36ème à la 23ème place deux ans après notre entrée dans le classement », se félicite Olivier Aptel, directeur de l’ESC Rennes, qui doit d’abord cet excellent classement à la rapide progression de carrière de ses diplômés : « Avec 85% de professeurs internationaux et 30% d’étudiants venus du monde entier, tous les étudiants ont des parcours internationaux qu’ils valorisent très vite dans l’entreprise ». Un modèle qui fait largement aujourd’hui le succès de business schools françaises parmi les plus ouvertes dans le monde.
Une domination qui a permis à HEC et ses consœurs de se hisser dans le haut du panier des meilleurs business schools du monde. Oui mais une domination qui risque d’être bientôt remise en cause par la conjonction de problèmes financiers qui vont les affecter à partir de 2015. D’un côté, les chambres de commerce et d’industrie (CCI) – qui ont la tutelle des plus grandes écoles comme HEC, l’EM Lyon ou l’ESC Rennes -, vont perdre 37% de leurs ressources en trois ans et devoir forcément réduire leur soutien à leurs écoles même si toutes n’en bénéficiant pas dans les mêmes proportions. De l’autre la taxe d’apprentissage – qui représente pour beaucoup d’écoles plus de 10% de leurs ressources – est peu à peu réaffectée strictement aux formations en apprentissage dans les niveaux inférieurs.
De plus, les entreprises ont de moins en moins le droit de l’affecter aux formations de leur choix. Et comme si cela ne suffisait pas, la réforme des stages va réduire leur durée à moins de six mois supprimant de facto l’année de césure en entreprise et rendant plus difficile l’intégration dans leurs diplômés. « Nous avons beaucoup développé nos ressources propres ces dernières années et nous allons continuer à la faire mais, avec un soutien moins prononcé de nos CCI ce sera beaucoup plus difficile d’innover comme nous venons de le faire en nous installant à Paris et Oxford », explique Jean-Guy Bernard, directeur général de l’EM Normandie.
L’excellence a un prix : celui de la recherche
Leur excellente place dans les classements internationaux, les business schools françaises la doivent à tout un ensemble de prestations qu’elles donnent à leurs étudiants (services emploi très efficients, cours en petits groupes, accords internationaux etc.) dont le coût a toujours été important. Mais un poste l’est devenu de plus en plus ces dernières années : la recherche. « Il y avait des écoles de commerce depuis longtemps – la création d’ESCP Europe date de 1819 – mais leur enseignement était à l’époque très pratique avec des professeurs vacataires et professionnels et quelques cours d’universitaires. Il faudra attendre le début des années 70 pour que l’enseignement et la recherche en gestion se développent vraiment en France et 1977 pour que soit créée la première agrégation », explique Pierre-Louis Dubois, le délégué général de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE).
Sur le modèle des grandes business schools américaines, le mouvement était lancé et la création en 2001 de la Commission d’évaluation des formations et diplômes de gestion (CEFDG) l’a encore accentué : pour accéder au précieux « grade de master » il faut faire de la recherche. Les grands « accréditeurs » (Association to Advance Collegiate Schools of Business américaine et EFMD en Europe) comme les « classeurs » d’écoles (l’Etudiant, Le Point, Le Figaro, etc.) ont également donné un poids important à la recherche. Résultat : pour être gradé / accrédité/ classé il faut obligatoirement posséder dans son corps professoral des enseignants-chercheurs capables de publier dans les grandes revues de gestion internationales et françaises.
Mais voilà ce profil d’enseignants n’est pas si courant et les business schools du monde entier se sont lancées dans une course au recrutement qui menace de mettre en péril tout leur édifice. Le tout sans bénéfice toujours évident pour les étudiants : ces enseignants-chercheurs choyés n’ont parfois que peu d’appétence pour un enseignement qui n’entre que marginalement dans l’évaluation de leur travail. « Parce que les accréditations exigent des publications intellectuelles « réelles » (articles essentiellement) on a confondu le métier de publier et de chercher. Aujourd’hui nous sommes arrivés à la fin du « pur académique » avec des professeurs très bien payés pour ne produire que des publications », analyse Isabelle Barth, la directrice de l’EM Strasbourg. « Nous tenons à développer une recherche utile aux entreprises en évitant de nous focaliser uniquement sur la publication dans les revues les plus étoilées du CNRS. La publication académique est un point de départ à l’EDHEC, pas le point d’arrivée, assure de son côté Olivier Oger, le directeur de l’Edhec. Le point d’arrivée, c’est la dissémination et l’impact sur les pratiques de management des entreprises. Dès lors celles-ci sont plus enclines à financer la recherche. »
Quel retour sur investissement pour les étudiants ?
« Dans mon plan stratégique nous prévoyions une hausse des frais de scolarité, nous y renonçons. » « Nous sommes en période de crise en Europe et de ce fait les scolarités touchent certainement une limite. » Isabelle Barth et Olivier Oger en sont tous les deux bien conscients : les frais de scolarité des écoles de commerce (7500€ par an à Strasbourg 9.950€ en première année puis 13.500€ les deux autres à L’Edhec) ont atteint des niveaux difficilement dépassables par les familles. Déjà des étudiants à peine entrés dans des écoles annoncent qu’ils auront du mal à financer leur scolarité. Au total leur cursus leur reviendra en effet de 15 000 € pour la moins chère des écoles post prépa (Télécom EM) à 39 500 € pour la plus chère (l’Essec) et encore plus s’ils choisissent un cursus en 5 ans postbac.
Les instituts d’administration des entreprises (IAE) ne s’y sont pas trompés et mettent en avant leur coût bien plus réduit (les droits universitaires) pour attaquer bille en tête les écoles de commerce. « La force des écoles c’est de donner accès à tout un réseau, en France et à l’international, qui va profiter aux étudiants toute leur vie », rétorque Isabelle Barth, dont l’institution possède la particularité d’être à la fois une école de commerce et un IAE, en insistant que « si on se contente de comparer les coups de la scolarité avec d’autres formations moins chères en voyant le différentiel de salaire obtenu pendant les trois premières années de vie professionnelle, toutes les formations moins onéreuses que les nôtres sont meilleures. Mais si vous vous projetez sur dix, vingt ans, tout change. »
La nécessité de trouver de nouvelles ressources
Puisque la variable des droits de scolarité semble bloquée – à part peut-être pour HEC, qui se bat dans une autre « cour » que ses concurrentes française, face à des business schools espagnoles ou anglaises qui restent bien plus dispendieuses qu’elle – les écoles de commerce sont à la recherche de nouvelle ressources. « Nous devons trouver un nouvel équilibre entre les scolarités, les bourses, le financement de la recherche par les entreprises, comme à l’Edhec, plutôt que par les étudiants », confie Olivier Oger dont le budget (87 millions d’euros en 2013-2014) est équilibré avec un financement assuré à 60% par les droits de scolarité, 36% par les entreprises et 4% par les subventions. « Aujourd’hui l’Essec repense son business model avec de nouvelles recettes (formation continue, développement international, nouvelles chaires, summer schools) et un fundraising en forte hausse ces derniers mois grâce au travail de la Fondation et des alumni », renchérit Jean-Michel Blanquer, le directeur de l’Essec.
C’est d’ailleurs dans ce but que les écoles « consulaires » (sous tutelle des CCI) vont pouvoir se doter dans les années à venir d’un nouveau statut qui en fera des sociétés (détenues au moins à 50 % par une ou plusieurs chambres de commerce). Un changement radical puisqu’aujourd’hui elles sont soi de simples services des CCI, comme HEC, ou des associations à but non lucratif.
Comment développer la formation continue ?
Sur le modèle d’HEC – qui en tire 60% de ses ressources – la plupart des grandes écoles veulent augmenter la part de la formation continue dans leurs activités. « Il nous faut surtout nous développer dans la formation continue sur le modèle de l’Insead ou de l’IMD », explique ainsi Thomas Froehlicher, directeur général et doyen de Kedge Business School. Une position que rejoint partiellement Isabelle Barth : « La formation diplômante oui et nous venons même de créer un département « executive » pour encadrer nos 300 étudiants inscrits en master ou MBA. Mais la formation « certifiante » [des formations de courte durée] ce n’est pas le métier de l’école ». D’autant que les chambres de commerce et d’industrie proposent également ce type de formation dans lesquelles la concurrence est rude.
Pour les écoles de commerce, la solution est de monter en gamme avec des formations de très haut niveau. Comme par exemple celles que propose l’Edhec en finance. « La meilleure façon de prouver notre potentiel d’impact, c’est de transformer cette recherche en programmes de formation continue, explique Olivier Oger. Nous entrons alors dans un cercle vertueux où la recherche nourrit la formation continue et contribue au financement de l’école là où la recherche est seulement un coût dans les autres institutions. » A l’Idrac Lyon, une école qui vient d’obtenir le grade de master, Stéphane Boiteux, son directeur, propose aux entreprises un « dispositif qui les aide à comprendre la durabilité et la robustesse de leur modèle grâce à nos chercheurs et un chef d’entreprise médiateur. Là nous faisons de la recherche vertueuse ! »
Du réseau au don
Au-delà des nouvelles ressources liées directement à leurs formations, les écoles tentent de bâtir un nouveau modèle de financement fondé sur un triptyque « formations – fondation – anciens (alumni) ». Si HEC est parvenue à dégager 114 millions d’euros en cinq ans lors de la première levée de fonds de sa fondation, c’est à fois parce qu’elle a su s’appuyer sur une équipe réunie autour de Daniel Bernard, ancien PDG de Carrefour, et Bernard Ramanantsoa, le charismatique directeur d’HEC et un réseau d’anciens particulièrement motivé (dont les dons représentent 56% du total). Avec 15 000 adhérents pour 48 000 diplômés, HEC alumni est aujourd’hui l’une des plus puissantes associations d’anciens françaises. « Il y a une vraie « fibre » HEC qui se concrétise par une adhésion chez nos diplômés à mesure que les années passent. Schématiquement un diplômé commence par s’installer, trouve un emploi puis, au bout de deux expériences professionnelles, voit tout l’intérêt d’une démarche réseau et solidaire, et se tourne vers l’association autour de 35 ans », explique Laurent Allard, directeur général d’HEC alumni.
Cette fibre, il faut la construire jusqu’à qu’elle devienne un élément essentiel du rayonnement et de la prospérité de l’école. À son arrivée à la tête de l’EM Normandie Jean-Guy Bernard ne s’y est pas trompé en considérant le développement du réseau des anciens comme une priorité de l’école : « Leur réseau est une des grandes forces des écoles de commerce. Mais il ne suffit pas de le dire. Il faut le faire vivre. Nous avons ainsi été la deuxième école en France à rendre l’adhésion à vie obligatoire dès la première année de l’école. Et pour que tout cela fonctionne bien il ne suffit pas d’avoir des permanents, il faut aussi que des bénévoles se dévouent et animent la communauté. »
De ces alumni les écoles attendent aussi bien une aide pour les autres anciens que pour leurs élèves en recherche de stages ou d’emploi. Le mieux étant bien sûr qu’ils contribuent financièrement à la vie de leur école. C’est d’autant plus intéressant pour eux que les donateurs peuvent profiter d’une défiscalisation de leurs dons particulièrement favorable en France. « Toutes les écoles sont susceptibles de dégager de nouvelles ressources en créant des fondations, pas forcément dans les proportions d’HEC mais selon leurs talents et leur environnement », assure Xavier Cornu, directeur général délégué enseignement-recherche-formation à la CCI Paris Ile-de-France et, à ce titre, en charge de quatre écoles de commerce : HEC, ESCP Europe, l’Essec et Novancia. À Strasbourg, Isabelle Barth connaît les forces et les faiblesses de son école : « Le poids des anciens de l’EM Strasbourg en Alsace est très important avec des cadres présents dans toute son économie qui aiment beaucoup leur école mais ne sont pas forcément à la tête de grandes fortunes comme beaucoup d’anciens HEC ».
Des alliances devenues nécessaires
Les directions des écoles de commerce en sont aujourd’hui un peu plus conscientes chaque jour : l’heure est aux coopérations et aux rapprochements. « La concurrence est mondiale avec de plus en plus de bons étudiants qui partent dès le bac à HEC Montréal ou ailleurs. Nous aurons bientôt face à nous des business schools de valeurs égales aux nôtres en Asie. Mais on ne fait pas corps entre écoles de management en France. Si nous ne partageons pas plus nos expériences, nous avons perdu d’avance », analyse Loïck Roche, directeur général de Grenoble Ecole de Management et président du Chapitre des écoles de management de la Conférence des Grandes écoles.
Dans cet esprit, plusieurs écoles ont choisi de fusionner ces dernières années comme Kedge (Euromed Marseille et Bordeaux EM) ou Neoma (Rouen BS et Reims MS) sans qu’on puisse encore tirer de conclusion définitive sur la pertinence de leur projet. Si la fusion des ESC Amiens, Brest, Clermont-Ferrand et Tours-Poitiers dans France Business School s’est révélée un échec cuisant, d’autres fusions plus anciennes ont en tout cas eu de bons résultats comme celles qui ont donné naissance à l’ESCP-Europe, Skema ou encore l’EM Normandie. « Pour réussir sa fusion il faut un projet qui s’établisse dans une réalité territoriale et une gouvernance stable mais surtout s’ôter deux grandes illusions : la première qu’on va parvenir à des économies d’échelles immédiates alors que la fusion génère d’abord des coûts, la seconde qu’elle va résoudre tous les problèmes alors que, dans les entreprises, la plupart des fusions sont des échecs », explique Jean-Guy Bernard, qui a fusionné en 2006 l’ESC Havre et Sup Europe pour créer son école.
Aujourd’hui l’EM Normandie est inscrite dans des alliances moins formelles, comme à Paris où elle a ouvert un campus commun avec Grenoble EM. De leur côté, l’ESC Rennes et l’EM Strasbourg avaient déjà mis leurs forces en commun pour recruter des élèves de prépas et proposer à leurs étudiants de choisir des spécialisations chez l’une ou l’autre en troisième année (8 étudiants ont fait ce choix cette année). Montpellier business school se joint cette année à elles. En 2015, les étudiants de prépa ne débourseront ainsi que 130€ pour s’inscrire aux trois écoles (contre 90€ par école auparavant). « Nos écoles partagent des valeurs communes et sont très complémentaires pour les étudiants, à l’opposé d’un modèle de fusion qui parie tout sur la taille critique », confie Olivier Aptel.
Il n’y a en effet pas de modèle unique de collaborations : plusieurs écoles de management sont très proches des universités (EM Strasbourg au sein de l’université de Strasbourg, l’EM Normandie avec l’IAE de Caen pour développer le numérique, etc.) d’autres des écoles d’ingénieurs (ICN dans Artem, Audencia avec Centrale Nantes, Télécom dans l’Institut Mines Télécom, etc.), la plupart seront demain dans des Comue (communauté d’universités et d’établissements). Autant d’occasions de mutualiser certains programmes, de créer des MOOCs ou d’établir des passerelles entre les formations pour délivrer des doubles diplômes (Essec et Centrale Paris, X et HEC, etc.).
Un autre modèle ?
Les écoles de management privées c’est-à-dire à la fois non consulaires et non contractualisées avec l’État comme l’Inseec, l’Idrac ou encore l’ISG se gaussent parfois des problèmes financiers de leurs « grandes » sœurs au motif qu’elles, les « vraies » privées, parviennent à gagner de l’argent sans aucun soutien. Oui mais aucune n’est accréditée Equis ou AACSB (l’Inseec ou l’ISC tentent d’obtenir cette dernière) et aucune n’est classée par le Financial Times. Leur modèle permet aux meilleures d’obtenir le grade de master en France mais pas encore d’entrer dans la compétition mondiale au plus haut niveau.
Pour rester au top, les grandes écoles doivent innover. Dans leur propre financement. « Est-ce que la formation doit financer la formation ? Comment pouvons-nous trouver de nouvelles ressources ? », se demande Isabelle Barth. Dans le financement des scolarités. « Peut-on envisager un « mécénat de compétences » avec des entreprises qui financent leurs futurs employés », se demande encore Isabelle Barth alors que d’autres imaginent qu’on peut développer les PARC (prêts à remboursement contingent), c’est-à-dire des prêts remboursés après leurs études par les diplômés en fonction de leurs revenus. Mais elles doivent également réduire leurs dépenses – « Nous n’échapperons pas à une optimisation de nos coûts », prévient Olivier Oger – notamment en offrant de nouveaux « mix pédagogiques » dans lesquels les cours en présence de l’enseignant par petits groupes – qui coûtent cher – seront optimisés et où les MOOCs comme les cours en ligne seront utilisés là où ils sont efficaces. Le tout étant de ne pas dénaturer un modèle qui fonctionne si bien aujourd’hui. C’est tout le risque que fait porter le gouvernement sur les meilleures écoles de management en ponctionnant leur tutelle : détruire, ou pour le moins affaiblir, un système qui en a fait des leaders dans le monde.