ORIENTATION / CONCOURS

Culture générale vs. Éloquence ?

« Corrélation ne vaut pas causalité » nous répétait-on à l’université. Alors pourquoi opposer ici la culture générale et l’éloquence ? Le fait que cette dernière soit portée au pinacle au point de faire son entrée au bac – sous la forme d’un « grand oral » en 2021 – quand la culture générale est stipendiée par ceux qui voient en elle un dangereux outil de reproduction sociale, signifie-t-il que les deux cycles se rencontrent ? Le débat va en tout cas être vif dans les semaines à venir. En complément de celle de l’ENA, la ministre de l’Enseignement supérieur devrait en effet annoncer dans les prochains jours la création d’une mission sur l’ouverture sociale des Grandes écoles.

Le gagnant du Concours d’éloquence 2019 de Paris 1 au Panthéon

Qu’apporte l’éloquence ? Thèse en 180 secondes, cours de pitch elevator, Grand oral du bac en 2021 et même une Académie dédiée, l’éloquence est à la mode dans l’enseignement supérieur. « Nous entendons aller plus loin que la transmission des compétences en donnant les ressources nécessaires) nos étudiants pour qu’ils puissent s’épanouir au sein de l’établissement. Avec des cours de théâtre, d’éloquence nous insistons sur l’argumentation et l’ouverture aux autres en plus du parcours académique », explique par exemple Dominique Le Meur la directrice du pôle enseignement supérieur de l’institution Sainte-Marie de Lyon Made In. Dans le rapport de la mission parlementaire « Apprendre autrement à l’ère numérique » le député Jean-Michel Fourgous expliquait de son côté que « la prise de parole pour expliquer, commenter, argumenter devant un plus large public apporte une éloquence, un statut et une posture qui lui seront utiles dans sa future vie d’adulte citoyen et responsable ».

Savoir convaincre est devenu une nécessité. Mais attention « L’éloquence doit être au service du savoir » rappelle le président de l’université Panthéon-Sorbonne, Georges Haddad en ouverture de son Concours international d’éloquence, n’oubliant pas que « l’éloquence a pu aussi être mise au service des pires dictateurs, entrainant même des populations bien éduquées dans la folie au XXème siècle ». Plus légèrement on se souvient du sermon prononcé par Bernard Giraudeau devant la cour de Louis XVI dans le film « Ridicule » de Patrice Leconte, Jouant l’Abbé de Vilecourt, il y faisait la preuve de l’existence de Dieu. Mélangeant brillement le conte, les arguments et les concepts philosophiques il est applaudi par une assistance subjuguée. Mais voilà que, pris au vertige de sa propre éloquence, il se pique de démontrer le contraire. Il en payera le prix de la disgrâce. A vouloir être trop éloquent…

Comment évaluer l’éloquence ? Plus prosaïquement l’éloquence – ou du moins les facilités à l’oral à produire un raisonnement face à un jury – n’est pas facile à évaluer à l’entrée dans un établissement d’enseignement supérieur. Si Sciences Po la privilégie aujourd’hui dans le recrutement de ses élèves en conventions d’éducation prioritaires c’est après l’avis de leurs professeurs. Quant aux oraux des écoles de management, le président de l’APHEC, Alain Joyeux les considère comme « ambigus » : « Les oraux évaluent la personnalité du candidat mais aussi sa motivation alors que nos élèves ont parfois du mal à se projeter de manière précises dans l’avenir. Si ce n’est pas le cas partout, certains jurys demandent en effet aux candidats de définir un projet professionnel alors qu’ils ne connaissent absolument pas le monde professionnel. Et comment répondre à la question « Dans quelle entreprise rêveriez-vous de faire un stage » quand on ne les connaît que de très loin ».

Volonté d’éviter les réponses stéréotypées, nécessité d’adapter leur recrutement aux nouvelles demandes des entreprises, désir tout simplement de se singulariser, les écoles de management font peu à peu évoluer leurs oraux. « Nous ressentions une claire insatisfaction quant à la manière dont nous faisions passer les entretiens. Tout jouer sur un seul entretien de 40 minutes c’était à la fois stressant pour les candidats et frustrant pour nous quand nous nous retrouvions face à des élèves sur préparés. Il nous fallait trouver un moyen de recruter des étudiants possédant les valeurs et les soft skills que les entreprises recherchent et tout particulièrement la capacité à travailler en groupe », explique ainsi le directeur ,de l’Edhec Emmanuel Métais, qui a fait spectaculairement évoluer ses épreuves orales en 2017 en les remplaçant par un entretien en groupe.

La culture générale cette ennemie de la diversité ? Parallèlement à la montée en puissance de la notion d’éloquence il est frappant de constater comment la culture générale est remise en cause. Notamment avec la volonté présidentielle d’ouvrir plus largement les Grandes écoles formant la haute fonction publique à de plus larges profils. « Les épreuves de culture générale évaluent le “capital culturel incorporé” : il s’agit de maîtriser tout un ensemble disparate de connaissances et, surtout, de savoir les mettre en scène », souligne par exemple Annabelle Allouch, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie-Jules-Verne, auteure de La Société du concours (Seuil, 2017) dans Le Monde qui insiste : « L’effet est d’identifier le milieu social du candidat, et ce qui pourrait faciliter son adhésion au corps de l’école, de l’administration. Les jurys se demandent : ce candidat pourra-t-il parler des mêmes choses que moi à midi ? Cette logique du mimétisme est très discriminante, et c’est en cela que la sociologie considère la culture générale comme l’épreuve par essence des héritiers ». Dans un entretien Frédéric Thiriez, en charge de la réforme de l’ENA, disait à peu près la même chose : « Notre conception très académique de l’excellence est aujourd’hui socialement discriminante. D’autres pays fonctionnent différemment, mettant en avant l’expérience, des épreuves plus pratiques ou plus scientifiques. On peut aussi imaginer un concours spécial, ouvert à certains profils de candidats avec des épreuves un peu différentes de celles du concours étudiant. Mais cela resterait un concours difficile, avec un taux de sélection élevé ».

Une analyse similaire a eu lieu dans les années 80 aux Etats-Unis comme l’analyse Romain Huret, professeur agrégé au Centre d’études nord-américaines de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), dans Le recrutement des élites aux États-Unis au vingtième siècle : « Le système de tests est de plus en plus critiqué pour favoriser la reproduction sociale. Les prérequis intellectuels et linguistiques portent en germe une discrimination possible des étudiants défavorisés, notamment ceux issus des minorités ethniques (…). Des travaux conservateurs dénoncent la confiscation des postes de commande par les libéraux et leurs enfants. Fortement politisée, cette critique sape les fondements de l’ordre méritocratique mis en place après-guerre ».

Mais par quoi remplacer un processus qui peut certes être jugé discriminant mais a le double avantage de pousser à acquérir des connaissances et des compétences qui seront utiles toute sa vie et d’être objectif ? « On ne recrutera pas des fonctionnaires par copinage. Il ne s’agit pas de faire une fonction publique au rabais », se défend Frédéric Thiriez en oubliant de précise que c’est justement contre ce recrutement « entre amis » que l’ENA a justement été créée. Sur fond de versement de fonds à des intermédiaires véreux – qui soudoyaient entraîneurs et surveillants afin qu’ils accordent aux enfants de meilleurs résultats aux tests ou attestent de leurs performances sportives -, les spectaculaires dérives récentes du processus de sélection des universités américaines sont là pour nous mettre en garde : pour paraphraser Winston Churchill le concours est la pire manière de sélectionner à l’exception de toutes les autres !

 

Le « grand oral » du bac. L’instauration d’un « Grand oral » de 30 minutes de fin de terminale doit permettre de mieux préparer les élèves à leur entrée dans l’enseignement supérieur. Selon le rapport Mathiot qui a préfiguré la réforme, il s’agit d’«apprendre à s’exprimer dans un français adapté et précis, être capable de porter une idée et d’argumenter pour la défendre ».

Si ses modalités exactes ne sont pas encore indiquées on sait déjà que, dès le première dans le cadre de leurs enseignements de spécialités, les élèves choisiront un projet sur lequel ils travailleront pendant deux ans. En groupe ou seul ils traiteront un sujet – validé définitivement au début de la terminale – accompagnés par un ou plusieurs enseignants en fonction des thématiques retenues.

Pour que le « grand oral » prenne sa place sa préparation et son passage doivent « respecter des principes d’égalité » insistaient les auteurs du rapport : temps dédié dans les emplois du temps, aide à la préparation spécifique de l’oral, consignes d’évaluation harmonisées… afin que cette épreuve « n’introduise pas une forme de censure social en fonction des origines des élèves ». Un certain flou règne toujours autour constate l’ancien président du Cercle de recherche et d’action pédagogique et professeur de sciences économiques et sociales au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny-sur-Orge (Essonne), Philippe Watrelot : « Qui doit y préparer, dans quelles heures, nous n’en savons rien. Cette épreuve n’aura le caractère antidémocratique qu’on lui prête que s’il n’y a pas de formation ».

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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