Fondée en 1821 pour former des chercheurs expérimentés, pour la plupart futurs conservateurs et experts du patrimoine et des bibliothèques, l’École nationale des chartes fait partie des plus anciennes grandes écoles françaises. Sa directrice, Michelle Bubenicek, nous a reçu au moment où elle fait son entrée dans l’université PSL.
Olivier Rollot : Il y deux ans l’Ecole des Chartes faisait son entrée dans la Comue Paris Sciences et Lettres (PSL) dont elle est membre fondateur. Aujourd’hui PSL est en voie de se transformer pour devenir l’Université PSL en 2020. Votre conseil d’administration vient de voter les statuts de la future Université PSL ; quelle est la place de l’Ecole des chartes dans PSL ?
Michelle Bubenicek : Le conseil d’administration de l’Ecole vient en effet d’approuver tout récemment, lors de sa séance du 27 juin dernier, les statuts de PSL, confirmant ainsi l’appartenance de notre institution à PSL en tant que membre (« composante »). L’Ecole souhaite en effet poursuivre, au sein de PSL, l’investissement important qu’elle y a mené depuis presque quatre ans, notamment en matière de formation et de recherche, sur la base de deux nouveaux masters créés conjointement avec d’autres établissements de PSL (l’un consacré aux humanités numériques ; l’autre à l’histoire globale), et de sa participation à plusieurs programmes de recherche, dans des domaines tels que les sciences de l’écrit ou l’intelligence artificielle.
C’est ce type de beaux projets que l’Ecole souhaite poursuivre au sein de PSL, en y faisant valoir l’excellence de ses formations et son expertise mondialement reconnue en matière de sources écrites, de patrimoine et de numérique, notamment au sein des programmes gradués de PSL qui sont en cours d’élaboration. Je serai attentive à ce que l’Ecole puisse mettre en valeur les atouts qui sont les siens au sein de la dynamique globale de PSL.
O. R : Quel impact de PSL sur vos diplômes ?
M. B : Les programmes gradués de PSL, du master au post-doctorat, permettent par exemple d’inscrire des masters créés à plusieurs établissements dans un écosystème d’enseignement et de recherche attractif à la fois pour les étudiants français et les étudiants étrangers. Parmi ces belles réalisations, que PSL a rendu possibles, il m’est agréable de citer la master « Humanités numériques », création conjointe de l’ENC, de l’ENS, de l’EPHE et de l’EHESS, grâce à l’expertise de plus de dix ans du master des Chartes « Technologie numérique appliquée à l’histoire ».
Mais avec PSL, nous avons davantage orienté ce nouveau master vers la recherche. Avec l’objectif de donner aux futurs enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales les compétences leur permettant de poursuivre leurs recherches en utilisant tout ce que le numérique permet non seulement en termes d’outillage, mais aussi de méthodes nouvelles d’investigation. Nous sommes très fiers de cette réussite que l’Ecole continuera de piloter : en l’occurrence, le master Humanités numériques complète bien notre master « maison », « Technologies numériques appliquées à l’histoire », qui constitue quant à lui un master professionnalisant, destiné à former des chefs de projets et des ingénieurs dédiés à la création et à la valorisation des données numériques de la recherche et du patrimoine.
O. R : Qu’est-ce que l’Ecole des Chartes aujourd’hui ?
M. B : L’Ecole, qui fêtera très bientôt (en 2021), son bicentenaire, demeure un grand établissement d’enseignement supérieur qui délivre un diplôme spécifique, celui d’archiviste paléographe, auquel s’ajoutent désormais des formations de master et de doctorat, notamment dans le domaine des humanités numériques. En matière de sources historiques et de patrimoine, notamment écrit, elle demeure ainsi l’établissement de référence, en France et à l’étranger.
Aujourd’hui, nous sommes sollicités en tant qu’experts aussi bien pour aider à préserver le patrimoine cultuel du Guatemala que pour accompagner l’ouverture des palais nationaux au public en Ethiopie, notamment par le biais des stages et missions de nos élèves et anciens élèves du diplôme d’archiviste paléographe. A l’heure où, de toute évidence, le patrimoine constitue, aussi bien au niveau national qu’international, un domaine particulièrement sensible, l’expertise en la matière de l’Ecole et de son réseau d’anciens est plus que jamais unique et précieuse.
O. R : Il n’y a pas que PSL avec lequel vous travaillez. Vous allez également disposer de locaux au sein du tout nouveau campus Condorcet qui va se consacrer aux sciences humaines et sociales.
M. B : En septembre 2019, le laboratoire de recherche de l’Ecole nationale des chartes, le Centre Jean-Mabillon, va effectivement s’y installer, ainsi que le CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques), institut rattaché à l’Ecole qui fédère les quelque 3500 sociétés savantes françaises du territoire national. Un vrai gain de place pour accueillir des étudiants, des professeurs et chercheurs étrangers, et surtout, une formidable dynamique de coopération scientifique dans ce qui sera le plus grand campus de sciences humaines et sociales d’Europe occidentale.
Sur les deux axes forts qui seront ceux du Campus, la pluridisciplinarité et le numérique, l’Ecole des chartes a beaucoup à apporter : nous sommes en effet un établissement à taille humaine, par nature agile et par essence pluridisciplinaire, comme en témoigne l’offre des enseignements, qui vont de l’histoire du droit à l’archivistique la plus contemporaine, donc numérique, en passant par la paléographie et la codicologie ou la philologie ; avec le développement notamment du numérique, il sera rare de ne pas trouver une bonne raison de travailler avec nous.
O. R: Justement, comment une école aussi « chenue » que la vôtre est-elle devenue une référence dans le domaine numérique ?
M. B : Il y a près de vingt ans que nous sommes pionniers dans la mise à disposition des sources au travers de ce formidable outil qu’est le numérique, notamment à travers des plateformes de mise en ligne de contenus pédagogiques ou scientifiques spécifiques. Nous sommes en quelques années passés de recherches à la main à des outils d’interrogation et d’analyse toujours plus puissants. Aujourd’hui, notre ancrage numérique est donc très fort. Mais c’est aussi le cas s’agissant du contenu des enseignements délivrés dans l’établissement : si l’on revient en effet à ce qu’est fondamentalement l’Ecole -nous sommes, comme notre nom l’indique (« charte »), par essence l’école du « document écrit »-, il est logique que l’écrit, nativement numérique désormais, soit aussi enseigné en tant que tel à l’Ecole nationale des chartes.
Sur ce domaine également, les enjeux sociétaux sont colossaux : il ne s’agit en effet rien moins que de former les futurs experts capables de traiter, à travers les traces laissées par l’écrit numérique, ce qui constitue désormais la mémoire de nos activités dans tous les domaines ; mais l’enjeu est également, d’une manière plus générale, celui de la production des données et donc, de l’information…
O. R : On parle constamment aujourd’hui de « fake news ». Comment apprend-on à valider ses sources ?
M. B : Il faut tout d’abord simplement penser à les citer. Ce que ne font pas certains. Ensuite, à les hiérarchiser, ce que ne savent pas forcément faire les jeunes générations. En matière d’information, nos jeunes ont ainsi peut-être trop souvent sur le net l’impression d’un grand terrain de jeux, sans pour autant maîtriser la valeur des données à leur disposition, ni avoir bien conscience de la traçabilité nécessaire de l’information, alors qu’Internet brouille les pistes. Il convient ainsi de mesurer le degré de fiabilité de chaque information. C’est une interrogation vitale qui garantit la valeur de ce qu’on transmet. Quelle pédagogie met-on en avant quand, dans l’enseignement secondaire, on dit bien souvent aux élèves de « se servir » sur Internet ?
Il y a bien un devoir de citation et de traçabilité de la donnée, sinon tout le monde est propriétaire de tout et en un sens, l’on revient à un monde médiéval où la copie est reine et où la notion d’autorité est brouillée. Une culture de déconstruction de la connaissance qui s’oppose à celle de l’auteur. Mais qu’est-ce qui relève alors de la propagande, du récit, de la connaissance ? C’est précisément le rôle de l’Ecole que de fournir les méthodes nécessaires pour répondre à ce type d’interrogations, qui constitue, on l’a bien compris, un enjeu majeur pour notre société.
O. R: Quels profils recherchez-vous pour intégrer votre cursus de quatre ans au terme desquels vos élèves – une vingtaine par promotion – reçoivent le diplôme d’« archiviste paléographe » ? Avec ce poids du numérique il faut être excellent en mathématiques ?
M. B : Aujourd’hui, nous recrutons plutôt des littéraires, mais aussi des bacheliers scientifiques au profil très large qui passent par une classe préparatoire dédiée. Tous sont d’abord attirés par l’histoire et les langues anciennes. Nous proposons également un deuxième concours de niveau master au terme duquel nous pouvons recruter aussi bien des juristes que des historiens des sciences. Nous formons en effet majoritairement des conservateurs qui vont travailler sur des fonds très spécialisés, et pour gérer ces trésors patrimoniaux, nous avons besoin de profils diversifiés. Venir de l’Inalco sera, par exemple, forcément un atout pour gérer un fonds de littérature chinoise !
O. R : Vos promotions sont d’une vingtaine d’élèves chaque année pour 220 candidats en moyenne : tous les profils sociaux y ont-ils leur place ?
M. B : Bien sûr, nous souhaiterions pouvoir en recruter davantage, mais encore faudrait-il qu’il y ait, au sortir, davantage de postes à pourvoir dans l’administration de la culture. D’une manière générale, nous avons le souci de faire connaître encore davantage notre belle Ecole ; à cette fin, nous avons d’ailleurs conclu il y a peu un partenariat avec un lycée de Dreux, le lycée Edouard-Branly, pour créer un parcours d’excellence et donner à certains l’idée de déposer un dossier en classe préparatoire au concours d’entrée. C’est assurément ce type de partenariat qu’il nous faut développer, afin de lutter contre l’autocensure des élèves.
Mais force est de constater que cette sélectivité n’empêche pas la diversité sociale : en effet, notre taux de boursiers oscille, pour les élèves reçus au concours, entre 30 et 45% ! Centrées autour de l’histoire et du patrimoine, les matières et les disciplines que nous dispensons sont en effet largement partagées par le grand public, et beaucoup se disent « pourquoi pas moi » une fois qu’ils ont entendu parler des Chartes, généralement au lycée, par le biais de leurs professeurs d’histoire-géographie. A l’heure où les problématiques liées au patrimoine sont extrêmement présentes, l’Ecole des chartes qui va bientôt fêter ses deux-cents ans, est plus que jamais utile à notre société.