Directeur général de l’Essec depuis 2001, Pierre Tapie a créé en 2011 le Council on Business & Society avec quatre autres grandes business schools internationales en 2011. Également à la tête de la Conférence des Grandes écoles (CGE) depuis 2009, il veut ainsi plus que jamais démontrer la place qu’il entend voir occuper par les institutions d’enseignement supérieur dans les débats de société.
Olivier Rollot : Vous venez d’effectuer un sondage auprès des étudiants des MBA de vos écoles sur la gouvernance des entreprises et comment ils comptaient exercer leur rôle de futur manager. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Pierre Tapie : D’abord qu’ils se sentent de plus en plus concernés par les questions de société. Ils ont de plus en plus conscience du poids de leurs décisions. Un nombre croissant exige des postes en cohérence avec leurs valeurs et ils sont prêts à refuser des postes, même très bien payés, si ce n’est pas le cas.
O. R : Constate-t-on les mêmes évolutions dans les cinq pays que vous avez évalués (Allemagne, Brésil, Chine, États-Unis, France et Japon) ?
P.T : Ils ont des attentes communes, notamment en matière d’environnement, mais ensuite ils réfléchissent d’abord en fonction de ce qui leur semble être la carence principale de leur propre société : l’éthique aux États-Unis, l’innovation en Europe, l’intérêt collectif en Asie ; notamment après la catastrophe de Fukushima qui a réveillé les consciences sur ce qui devait être notre avenir énergétique. Le fait de pouvoir « contribuer à la société » est d’ailleurs classé en tête des motivations des étudiants asiatiques dans leur choix de poste.
O. R : L’importance de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle arrive elle en tête des préoccupations des étudiants européens dans leurs choix professionnels, alors qu’elle est citée en deuxième position chez les Asiatiques et en quatrième par les Américains. Comment l’expliquez-vous ?
P.T : Les jeunes, notamment Européens, veulent faire partie d’un ensemble mais ne veulent pas pour autant tout lui sacrifier. Ils veulent être cohérents avec les valeurs profondes qu’ils portent. Mais cela ne les empêche pas d’être capables de dégager une énergie gigantesque. Parmi les jeunes très formés, les moins de 28 ans sont ainsi plus ouverts à de grandes utopies collectives que ceux qui les précédent immédiatement. Par rapport à 2002 nous avions en 2007 quatre fois plus de jeunes qui avaient la carte d’un parti politique.
O. R : Justement, comment avez-vous vu évoluer vos étudiants ces quinze dernières années ?
P.T : Difficile de généraliser. Nous sommes face à une jeunesse éclatée avec beaucoup d’exclus, notamment ces 140 000 jeunes qui quittent chaque année le système éducatif sans aucun diplôme, et c’est un grand défi à relever. Pour ce qui est de ceux qui parviennent dans nos écoles nous constatons qu’ils arrivent avec des fondamentaux moins établis, des techniques de travail moins abouties, des connaissances moins importantes mais, aussi, une plus grande maturité politique sur l’état du monde.
O. R : Vous parlez d’un niveau général en baisse, même après une prépa ?
P.T : Les classes prépas font un excellent travail et sont capables de rattraper le niveau chez les meilleurs étudiants ; elles ne peuvent cependant tout faire. J’insiste aussi sur le fait qu’elles sont un accélérateur social extraordinaire. Entre leur entrée et leur sortie en prépas les boursiers comblent pratiquement tout leur retard sur les non boursiers dans les disciplines enseignées au lycée. Et il n’y a aucune différence dans les disciplines nouvelles.
O. R : Vous regrettez également la part trop grande donnée à l’émotion, notamment dans les programmes d’histoire.
P.T : En histoire quand on évoque les guerres mondiales, le XXème siècle, de quoi parle-t-on essentiellement ? De la souffrance des peuples, de la vie dans les tranchées. Bien sûr ces souffrances sont terribles, et il faut les évoquer, mais est-ce suffisant pour comprendre les deux guerres mondiales ? Nous sommes aujourd’hui tous les otages d’une chose médiatique qui se place dans l’émotionnel. Il faut redonner sa place à la rationalité.
O. R : La maturité politique de vos diplômés vient d’abord du fait qu’ils sont de grands voyageurs.
P.T : Ils ont effectivement eu l’occasion de beaucoup découvrir le monde pendant leurs études et cela leur confère une grande confiance en eux. Partir un jour travailler à l’étranger leur semble tout naturel. D’autant qu’ils sont habitués à la diversité culturelle autour d’eux. L’Essec compte 35% d’étudiants étrangers (dont 22% dans son cursus grande école) avec jusqu’à 90% dans certains programmes. Or à partir de 30% on change la dynamique de l’amphioù les étudiants internationaux s’expriment de manière forte et impérative.
O. R : On parle beaucoup aujourd’hui de professeurs coach. Qu’en dites-vous ? Pensez-vous que la pédagogie évolue assez vite ?
P.T : Le métier d’enseignant est de délivrer des contenus comme objet de réflexion, sur lequel se croisent les intelligences. Sinon il suffirait de quelques grands gourous pour enseigner à la Terre entière. Or l’approche relationnelle est primordiale. En termes d’évolutions pédagogiques, les pédagogues sont toujours battus car ils vont moins vite que les évolutions de leurs étudiants. Aujourd’hui une génération dure 4 ou 5 ans, pas 15 ou 20 ! Dans l’absolu il faudrait donc tout changer en profondeur tous les 4 ou 5 ans. Ce n’est pas facile d’être enseignant quand on est face à des jeunes qui carburent à haute vitesse.
O. R : L’acronyme qui fait fureur aujourd’hui est MOOC (massively open online courses), c’est-à-dire des cours délivrés gratuitement sur Internet. De grandes universités comme Stanford, aux États-Unis, ou l’EPFL en Suisse se sont lancées cette année dans cette diffusion. Que pensez-vous faire à l’Essec ?
P.T : Nous travaillons à la mise en ligne de contenus multimédia mais nous n’allons pas encore vers les MOOC. Nous estimons en effet que nos contenus n’y sont pas adaptés. Aujourd’hui nombre de cours gratuits sont des vidéos de professeurs qui délivrent un cours ou les transparents qui sont le support des cours. Cela peut être efficace pour des contenus d’initiation dans des disciplines scientifiques stables, en maths ou en physique, mais pas en management. Nous sommes dans des disciplines de l’interaction où la salle de cours a un rôle important à jouer. Trouver la bonne alchimie avec des produits en ligne demande un gros investissement. D’un autre côté des universités américaines extrêmement riches peuvent, elles, trouver un intérêt de notoriété dans la mise en ligne de cours gratuitement.
O. R : Vous évoquez de riches universités américaines mais en France on semble surtout gérer la pénurie, même dans des grandes écoles qui sont loin d’avoir une surface financière en rapport avec leur notoriété. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
P.T : Tout simplement parce qu’on investit trop peu dans l’enseignement supérieur et la recherche en France. Il faudrait y consacrer un point de plus de PIB étalé sur dix ans. Pour un salarié gagnant 60 000 euros par an cela représenterait une dépense supplémentaire de deux cafés par mois. On me dit que la France n’a plus les moyens mais nous sommes beaucoup moins endettés que la plupart des familles. Et puis songez que le déficit de la Sécurité sociale, plus ou moins 10 milliards chaque année, est égal au budget total de l’enseignement supérieur. Mais on préfère financer du sur confort médicamenteux, de la balnéothérapie ou que sais-je, plutôt que d’investir dans l’avenir ! On préfère une version court-termiste, au mieux à 4 ans, au long terme.
O. R : Pour évoquer ce manque d’investissement vous parlez souvent du salaire « scandaleusement bas » des enseignants-chercheurs débutants.
P.T : Trouvez-vous normal qu’en enseignant-chercheur débutant, recruté à bac+10 ou 11 après son doctorat ne gagne pas plus qu’un titulaire d’un CAP de boucher, c’est-à-dire 1700 euros net par mois. Cela a-t-il un sens ? Je dis que non.
O. R : Vous rejetez également l’idée selon laquelle on manquerait de docteurs, c’est à dire titulaires d’un doctorat, en France.
P. T : Nous avons en tout cas autant de docteurs scientifiques que la moyenne des grands pays industrialisés. Et autant dans les entreprises ou les conseils d’administration (sauf en Allemagne et en Suisse qui sont des cas culturels très spécifiques). Et si nous avons moins de docteurs en lettres et sciences humaines que les Américains c’est parce qu’ils intègrent dans leurs statistiques des docteurs en sciences de l’éducation (15 000 par an !) qui n’existent pas dans les mêmes proportions en France.
O. R : Aujourd’hui le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche parle surtout d’investir dans la réussite des étudiants dans les premiers cycles universitaires.
P.T : On part d’un présupposé que plus le niveau d’études est haut plus le taux de chômage est bas. Or les statistiques mondiales montrent qu’il n’y a pas de corrélation, à l’échelle d’un pays, entre ces deux éléments. Des pays comme l’Allemagne ou la Suisse ont des taux de diplômés dans l’enseignement supérieur qui dépassent à peine les 30% et des taux de chômage des jeunes très faible. Plutôt que de vouloir à tout prix faire réussir des bacheliers professionnels à l’université il faudrait mieux les aider à trouver un emploi en rapport avec leurs qualifications. Songez aux dizaines de milliers d’emplois non pourvus, à tous les plombiers, soudeurs, maçons et couvreurs dont nous manquons. Ce sont des métiers qualifiés.
O.R : Et les emplois d’avenir que vient de créer le gouvernement, qu’en pensez-vous ?
P. T : Nous avons proposé avec la Conférence des Grandes écoles (CGE) de créer des Instituts Horizon Métiers qui traiteraient à long terme le problème des décrocheurs. Ils coûteraient environ 800 millions d’euros par an. On préfère investir 1,5 milliard d’euros pour un traitement social qui va permettre de « ranger » pendant deux ans des jeunes dans des associations avec une perspective limitée d’emploi durable. Ce n’est pas une vision à long terme.
O. R : Autre sujet politique : quel bilan tracez-vous des Assises de l’enseignement supérieur et de la Recherche qui se sont déroulées cette année ?
P.T : Plusieurs grandes questions n’ont même pas été abordées dans les 121 propositions formulées. D’abord la question des moyens, de la participation des étudiants au financement de leurs études. Ensuite la sélection des étudiants. Je crains qu’on pense plus à la paix sociale qu’à l’avenir du pays. Si une loi de programmation sort de ces Assises, il faut espérer qu’elle n’ira pas dans la confusion en confondant collégialité et démocratie, que les présidents d’université ne vont pas perdre leurs responsabilités, que l’on ne va pas créer une sorte d’« impeachment » pour pouvoir les révoquer, que les enseignants ne seront pas recrutés par des comités paritaires comprenant des étudiants. Toutes choses qui ont été retenues dans les 121 propositions. La notion de « grande université », telle qu’elle a été présentée, ne sera pas attractive pour les grandes écoles, à cause de question de gouvernance.
O. R : Vous dites parfois que les étudiants de l’Essec sont des étudiants « heureux ». Pourquoi ?
P.T : En anglais parce que « we empower them », parce qu’en quelque sorte nous leur donnons le pouvoir de décider de leur avenir dans un large champ des possibles. Nous leur donnons la possibilité de dessiner leur cursus et ils peuvent ainsi se spécialiser petit à petit dans ce qui correspond à leurs goûts profonds. Cette liberté leur donne le sentiment d’être pleinement acteurs de leur cursus et ils en travaillent d’autant mieux.
O. R : Des étudiants heureux mais des grandes écoles toujours très critiquées, notamment par les universités.
P.T : La jalousie est le sentiment le plus partagé en France. Les universités sont jalouses de notre possibilité de choisir nos étudiants. Elles ont raison et nous militons pour que ce droit leur soit donné. Mais quel mot bizarre que celui d’université en France. Je travaille beaucoup avec les universités mais quel rapport y a-t-il entre les universités de Nîmes et l’université Pierre-et-Marie Curie à Paris ? Dans l’univers international l’Essec est une université de management alors qu’en France le mot université reste un monopole public.
- Le Council on Business & Society a été fondé en 2011 par l’ESSEC Business School, la Keio Business School (Japon), la School of Economics and Management, Fudan University (Chine), la Tuck School of Business at Dartmouth (USA) et l’University of Mannheim, Business School (Allemagne). Il a tenu son premier forum cette année sur le thème de la gouvernance d’entreprise et du leadership. Plus d’informations sur ce premier forum sur le site de l’Essec.
- Pierre Tapie, 55 ans, polytechnicien, titulaire d’un MBA de l’Insead et d’un doctorat d’Etat en sciences naturelles, directeur général de l’Essec depuis 2001, est le premier directeur d’une école de management à avoir été élu à la tête de la CGE en 2009. Il va quitter ses fonctions à la tête de l’Essec en juin 2013. Son portrait complet sur Educpros.