Ancien président de la Commission des titres d’ingénieurs (CTI), Bernard Remaud préside aujourd’hui aux destinées d’un organisme accréditation européen, l’ENAEE (European Network for Accreditation of Engineering Education), qui permet ou pas aux agences nationales de remettre le label européen des écoles d’ingénieurs EUR-ACE. Plongée avec lui dans le monde des accréditations.
Olivier Rollot : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent les processus d’accréditation européens ?
Bernard Remaud : Ils sont nés après le lancement du Processus de Bologne en 1998. Au départ il ne s’agissait que de valider des processus : on savait qu’il existait une formation de sociologie dans telle ou telle université, qu’il y avait tant d’heures de cours, tant de professeurs, etc. mais rien, ne validait le profil des diplômés. Or assez vite la question du couplage de la formation avec l’autorisation d’exercer une profession s’est posée pour les médecins, les infirmiers ou … les ingénieurs. Autant de professions où il ne suffit pas que l’université qui les dispense soit bien équipée – ce que valident les normes Iso ou les agences nationales comme HCERES – pour prouver leur qualité. A partir de 2002 des groupes se sont donc constitués pour travailler sur les profils communs nécessaires pour exercer une profession en Europe. Dans notre cas, sur ce que devait maîtriser un ingénieur diplômé.
O.R : Et quelles sont les connaissances et compétences attendues pour ces ingénieurs ?
B. R : Il s’agit de tout un ensemble de connaissances scientifiques et de capacités en « engineering design » et « practice » qui doivent leur permettre de suivre l’ensemble d’un processus de réalisation et d’en maîtriser tous les impacts. Mais encore aujourd’hui des divergences existent entre l’Union européenne (et sa Commission) et ce qu’on appelle l’Espace européen, qui comprend 17 pays de plus que l’Union. En résumé les membres du processus de Bologne restent sur une vision assez académique, qui exclut les classements ou le benchmarking et se préoccupe moins des débouchés professionnels, quand la Commission se préoccupe davantage des débouchés professionnels et des besoins de l’économie C’est dans cet esprit qu’elle a financé le projet de définir un profil commun pour les ingénieurs diplômés et de délivrer un label (EUR-ACE) ; ainsi a été créée l’association ENAEE pour regrouper à la fois les agences d’évaluation comme la CTI en France et les associations d’ingénieurs professionnels ; peuvent être associés des groupements universitaires comme le réseau FIGURE en France.
O.R : Comment travaillez-vous exactement ?
B. R : C’est un système très intelligent qui ne crée pas une « sur couche » d’évaluation des établissements. Au contraire, nous labellisons les agences d’évaluation qui satisfont nos critères et ce sont ensuite elles qui délivrent notre label. Dans beaucoup de pays, l’agence nationale vérifie certaines exigences supplémentaires pour accorder le label EUR-ACE à un établissement. En France l’accréditation CTI pour la durée maximale suffit en général à une école d’ingénieurs pour obtenir le label EUR-ACE. Celle-ci n’est par ailleurs pas réservée aux pays européens. Une agence accréditée peut la remettre partout dans le monde et elle a un effet très important dans des pays comme le Vietnam ou le Burkina Faso qui peuvent ainsi prouver à leurs étudiants qu’ils possèdent des formations aux standards internationaux.
O.R : Combien d’agences sont accréditées ?
B. R : Aujourd’hui une quinzaine en Europe et plus de 2000 programmes dans le monde. Ce sont d’abord les grands pays, la France, l’Allemagne, l’Espagne, etc. qui ont adhéré mais maintenant ce sont des plus petits, la République tchèque, la Slovaquie, l’Ukraine, etc. qui sont intéressés car ils souhaitent remettre à niveau leur système de formation en utilisant le levier des accréditations.
O.R : Quelles grandes différences constatez-vous entre la formation d’un ingénieur français et les autres ?
B. R : D’abord par les aspects sociétaux et de management que la Commission des titres d’ingénieurs (CTI) s’est battue pour imposer dans les écoles. En Russie un ingénieur est surtout un technicien qui exécute. Rien de plus ! Nous sommes également très en avance pour le développement de l’apprentissage dans le supérieur. En Allemagne, aucun ingénieur n’est formé en apprentissage alors que 15% le sont bientôt en France. Enfin, avec 35 000 diplômés par an, nous formons beaucoup plus d’ingénieurs que la plupart des autres pays.
O.R : La démarche « compétences » que la CTI impose aux écoles est-elle aussi complète en France que dans les autres pays ?
B. R : La France peut se classer parmi les bons élèves, mais elle doit progresser. La notion de compétences, d’« outcome », existe mais n’est pas encore assez validée. Les outcomes sont affichés mais la phase de vérification est-elle suffisante ? A force de pousser vers le management, on va parfois trop loin. Enfin, certaines écoles sont très spécialisées ; une école de statistiques comme l’Ensae ParisTech est certes habilitée par la CTI, mais ne pourra pas satisfaire les critères EUR-ACE pour les techniques et les pratiques de l’ingénieur. Les étudiants étrangers du réseau Time qui viennent en France le disent souvent : ils y ont surtout acquis des notions extra scientifiques par rapport à leur cursus national d’ingénieur. Résultat : l’ingénieur français est renommé pour sa capacité à gérer des projets mais moins pour ses compétences techniques pour les exécuter. Un jeune diplômé belge sera beaucoup plus centré sur les aspects scientifiques et techniques.
O.R : Partout en Europe les universités se prêtent facilement à l’exercice de l’accréditation ?
B. R : Non en Allemagne par exemple, il y a de fortes réticences, avec l’équivalent des grandes écoles que sont les neuf Technische Universitat (Munich, Berlin, etc.) qui voudraient maîtriser elles-mêmes tout le processus. En pratique, une fois évaluées comme institutions, elles voudraient pouvoir décider elles-mêmes quels programmes doivent être accrédités. Un principe qui bute sur un autre : celui des diplômes préprofessionnels. Or en Allemagne, comme en France d’ailleurs, il n’existe pas d’« ordre des ingénieurs » qui validerait un diplôme ou une expérience, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays. Même aux Etats-Unis l’équivalent de la CTI, l’ABET, est chargée d’accréditer les programmes d’ingénieurs. Et des grandes universités comme Stanford ou Georgia Tech sont attachées à l’accréditation de leurs programmes.
O.R : Tout cela est bien sûr conçu dans l’optique de faciliter les déplacements professionnels en Europe. Où en êtes-vous sur ce point central pour le développement du marché du travail européen ?
B. R : Au-delà des « outcomes » pour les jeunes diplômés, il faut définir l les compétences professionnelles des ingénieurs confirmés qui doivent permettre d’exercer partout en Europe (« common training frameworks »). Le travail est en cours, avec d’autres outils comme la carte professionnelle. L’Union européenne veut dépasser les structures et règlements nationaux qui bloquent encore la mobilité professionnelle. Ainsi, pourront s’établir des normes qui peuvent s’imposer à tous, si un nombre suffisant de pays s’engagent ? Pour les ingénieurs, il s’agirait des références d’EUR-ACE pour les diplômés et des compétences pratiques acquises dans le monde professionnel pendant au moins deux ou trois ans. Ce sont les associations d’ingénieurs qui sont à la barre dans le cadre de la Feani (Fédération européenne d’associations nationales d’ingénieurs) mais, pour l’instant, IESF (Ingénieurs et scientifique de France) est réservée sur leur intérêt pratique
O.R : Il existe également des standards mondiaux ?
B. R : Au niveau mondial, à côté du réseau européen ENAEE, il existe une International Engineering Alliance (IEA) qui travaille au niveau ingénieur bachelor en 4 ans (sur le modèle américain) dans le cadre d’un accord signé en 1989, le Washington Accord, au niveau bac+3, ce qu’on appelle les « ingénieurs technologistes », dans le cadre du Sydney Accord. Il existe un dernier accord, celui de Dublin, pour les bac+2. A chacun de ces trois niveaux ont été définis des « standards métiers ». Des travaux sont en cours pour comparer les standards des 2 systèmes ENAEE et IEA. Le problème c’est que le niveau du bachelor américain est à bac+4 quand en Europe nous sommes calés sur les niveaux bac+3 (bachelor, licence) et bac+5 (master).
O.R : Aujourd’hui vous êtes concurrents avec l’ABET américain ?
B. R : ABET, comme agence est plutôt concurrent de la CTI française ou l’ASIIN allemande. Beaucoup de pays cherchent à construire leur système national d’accréditation pour améliorer la formation de leurs ingénieurs, même si le modèle américain avec l’ABET est très connu, beaucoup regardent avec intérêt le système européen EUR-ACE ; notamment en Amérique Latine ou en Afrique, des pays ne souhaitent pas travailler sur des standards américains et peuvent alors se tourner vers nous. Les deux systèmes EUR-ACE et IEA bien que concurrents travaillent ensemble à ce qui pourrait devenir des normes communes mondiales. Nous nous sommes mis d’accord sur les procédures pour accréditer les programmes, mais le chemin est long avant de converger vers des standards mondiaux pour les ingénieurs diplômés.