ECOLE D’INGÉNIEURS

Comment doivent évoluer les écoles d’ingénieurs ?

L’ancien directeur des Arts et Métiers ParisTech, Laurent Carraro, a été missionné cette année par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation pour s’interroger sur l’avenir des formations en ingénierie. Il vient de remettre son rapport et revient avec nous sur ses principales conclusions

Olivier Rollot : Comment jugez-vous les écoles d’ingénieurs françaises si vous les comparez à leurs homologues internationales ?

Laurent Carraro : En 2009 l’Aeres (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) avait fait le constat que les écoles d’ingénieurs françaises avaient beaucoup moins développé leurs spécialités que beaucoup de leurs homologues internationales. Elles délivrent un enseignement sur un large spectre mais sont plus rarement spécialisées si on veut bien oublier des écoles comme Chimie ParisTech ou IOGS si on veut rester aux « parisiennes ».

Plus largement l’enseignement supérieur français se débat depuis des années dans des soubresauts permanents de gouvernance avec des résultats assez piteux. Pas nuls mais il y a peu de vraies réussites et beaucoup d’équipes sont aujourd’hui démobilisées.

O. R : Votre rapport ne se contente pas d’évoquer les écoles d’ingénieurs. Il va à la source de leur recrutement en s’intéressant largement aux classes prépas mais aussi aux IUT et aux STS. Pourquoi vous y être intéressé ?

L. C : La lettre de mission que j’avais reçue était relativement large et il me semblait notamment nécessaire de m’interroger sur la nature du pilotage de l’ensemble des formations. Or j’ai pu noter une certaine absence de réel pilotage du MESRI, par exemple pour les CPGE et les STS. Les CPGE comme les STS font partie de l’enseignement supérieur et devraient être totalement pilotées et évaluées comme tel ! Ce qui signifie intervention du HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) si on parle d’évaluation.

Cette absence d’évaluation fait que les CPGE sont, en dehors des résultats de leurs élèves aux concours, totalement déconnectées des grandes écoles. Les écoles ont peu leur mot à dire dans l’évolution de leurs programmes qui sont décidés par des inspecteurs généraux. Des programmes qui ne changent avec une périodicité incompatible avec les transformations rapides et profondes de l’économie.

O. R : Les programmes sont déconnectés des réalités de l’économie ?

L. C : Un des impacts du numérique c’est de développer encore plus la nécessité de maîtriser des soft skills pour ne pas être cannibalisés par l’outil. Mais ça la classe prépa ne s’y intéresse pas du tout. Elle fournit des têtes bien faites mais que les écoles passent une année entière à « détaupiniser ». Nous n’avons plus besoin de professionnels formatés comme en avait besoin l’économie avant mais de profils capables de bousculer les organisations.

Les programmes de BTS changent tous les cinq ans mais restent extrêmement marqués par les anciennes méthodes. Leur cadre est très borné avec des documents de 150 pages qui expliquent jusqu’à la dernière virgule ce que doivent apprendre les étudiants. C’est presque la même chose en IUT, bien que des marges de manœuvre (15% est centré sur le projet personnel et professionnel de l’étudiant) soient présentes.

J’ajoute que cette rigidité temporelle se retrouve au niveau géographique puisque ces cadres de formation sont strictement uniformes sur le territoire national.

O. R : C’est aussi une question de coût ?

L. C : Aux Arts et Métiers nous possédions un hectare de machines-outils dont la moitié étaient obsolètes. Les moderniser nous coûtait 4 à 5 millions d’euros par site soit près de 40 millions d’euros en tout pour nos huit sites principaux. La moitié de notre budget total ! Mais le coût n’est pas le seul frein à la modernisation. Il faut surtout faire évoluer le travail d’enseignants qui passaient jusqu’ici 10 heures à délivrer des règles métier sur le fraisage et qui doivent maintenant aborder la maintenance prédictive des machines. En d’autres termes comment rend-on le système de formation agile ?

O. R : D’autant qu’on n’a pas aujourd’hui une vision claire de l’avenir comme au temps du « Plan calcul » ou autre…

L. C : Nous ne sommes plus dans un système où on sait où on va à long terme. On doit faire bouger régulièrement la trajectoire et être flexibles avec les entreprises qui sont dans le même bateau que les établissements et les organismes de recherche. Il faut savoir travailler par approximations successives bien loin de programmes nationaux décidés par des instances nationales qui, à force de moyenner, ne sont pas capables de prendre des risques.

O. R : Vous considérez qu’on ne forme pas assez d’ingénieurs en France comme le dit régulièrement la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieur ?

L. C : Rien ne l’indique dans les enquêtes du Céreq et l’étude prospective de France Stratégie et de la DARES le confirme. S’il y a un besoin de progression il est qualitatif, pas quantitatif. De plus la place de l’ingénieur est tellement forte en France que nous ne parvenons pas à créer des formations de niveau intermédiaire. Prenons l’exemple du bachelor que nous avons créé il y a trois ans aux Arts et Métiers et dont nous pensions qu’il devait amener les jeunes diplômés directement sur le marché du travail. Eh bien la quasi-totalité d’entre eux ont décidé de poursuivre leur cursus après être allés en stage dans des entreprises où on leur a conseillé de le faire. C’est compréhensible quand on peut passer d’un salaire moyen mensuel de 1500 à 2500 €, avoir plus de prestige et une évolution professionnelle plus simple…

O. R : Quel regard jetez-vous sur les « cursus master en ingénierie » (CMI), ces formations qu’ont créé les universités pour concurrencer les écoles d’ingénieurs sans délivrer pour autant le titre d’ingénieur ?

L. C : Ce sont de vrais outils de transformation de l’université, centrés sur le métier de la formation, et en ce sens leur création est une bonne chose. Leur problème c’est qu’ils ont encore peu de candidats du fait même de ne pas pouvoir en faire des ingénieurs diplômés. Au minimum ils devraient obtenir un label européen avec l’ European Association for Quality Assurance in Higher Education (Enqua), ce qui nécessite des discussions avec la CTI et les écoles.

O. R : Vous consacrez une large part de votre rapport aux charges de service des enseignants-chercheurs. Que faudrait-il faire évoluer ?

L. C : Partout dans la fonction publique on se réfère à un service annuel de 1607 heures. Les enseignants-chercheurs ont les mêmes obligations dont 50% d’enseignement comptabilisé en heures équivalent TD. Mais la notion même de TD et le face à face pédagogique sont de moins en moins leur seule mission : ils doivent accompagner leurs étudiants, visiter des entreprises, suivre des stages, de l’apprentissage, former à distance, etc. Comment gérer toutes ces missions en comptabilisant des heures équivalent TD?

Quant au statut de l’enseignant-chercheur auquel on se réfère depuis toujours il y a bien longtemps qu’il n’est plus unique. Un exemple : quand je suis arrivé aux Arts et Métiers on y considérait que le tutorat d’un stage de fin d’études représentait 48 heures d’équivalent TD quand il n’en valait que 2 heures dans d’autres établissements ! Tout est possible selon les établissements, donc cessons de se cacher la réalité. Personnellement en tant que professeur de l’École des Mines relevant du ministère de l’Économie je suis rémunéré au forfait jour comme tous les autres fonctionnaires. Ailleurs ce système transforme certains personnels en « chasseurs de primes » dès qu’ils ont dépassé leurs obligations de service de 192 heures. Car à partir de là sont décomptées des heures complémentaires.

O. R : Aux Arts et Métiers vous avez fait évoluer les pratiques?

L. C : Il a fallu élaguer la maquette pédagogique pour que les étudiants ne suivent pas 35 heures de cours par semaine mais aient également des temps de travail en groupe comme nous le demandait la Commission des titres d’ingénieur (CTI). Mais cela s’est fait contre la volonté de quelques enseignants arc boutés sur leur service et auxquels cela faisait parfois perdre 4000€ de revenus par an.

Ces heures supplémentaires pourrissent partout le débat en profitant à quelques malins au détriment des autres et de la dynamique globale. Aux Arts et Métiers elles représentaient 2 à 3 M€ par an pour 350 enseignants et enseignants-chercheurs.

O. R : L’autre problème que vous mettez en exergue c’est le peu de mobilité de ces mêmes enseignants-chercheurs. Notamment vers le monde de l’entreprise.

L. C : Les professeurs associés et maîtres de conférences associés, c’est à dire issus de l’entreprise, sont de moins en moins nombreux : -20% en cinq ans. Et sur une population de 53 000 enseignants dans l’enseignement supérieur seulement… 31 ont fait une demande de mobilité vers l’entreprise en 2015. 31 alors qu’il existe de nombreux dispositifs le permettant. Tout cela est largement dû au fait que seule l’activité de recherche est prise en compte dans la gestion des carrières.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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