Classes préparatoire aux grandes écoles et grandes écoles ne se parlent pas assez. Alors que les grandes écoles évoluent pour mieux répondre aux attentes des entreprises, alors que les prépas s’interrogent sur leur rôle deux grands acteurs du système, le directeur générale de emlyon BS, Bernard Belletante, et le président de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales), , Alain Joyeux en débattent.
Olivier Rollot : Avez-vous le sentiment que classes préparatoires et grandes écoles se parlent suffisamment ?
Alain Joyeux : Je suis persuadé qu’un de nos gros problèmes c’est que nous ne sommes pas pensés en tant que filière jusqu’ici. Il y a la prépa, la barrière du concours et ensuite la grande école. C’est pour cela que nous avons créé un groupe, qui réunit les adhérents de l’APHEC et les responsables d’une quinzaine de grandes écoles, qui travaille sur le continuum prépas / grandes écoles. La classe préparatoire doit s’ouvrir en première année – en seconde les étudiants ont trop de travail pour préparer le concours -, et je suis persuadé que la réussite au concours ne dépend pas d’une semaine de cours de mathématiques ou de géopolitique en plus et en moins.
En première année, quand ils ont du temps, il faut donc permettre à nos étudiants de sortir de la classe, d’aller en entreprise, dans une association, sur le terrain, dans une école, etc. Idéalement ce serait sur le temps scolaire car les lycées possédant des classes prépas n’ont pas le droit de signer de conventions de stage pendant les vacances. Donc ce serait plutôt sur un temps libéré, en juin par exemple. Je voudrais qu’on puisse ainsi proposer à tous nos étudiants de première année une période d’au moins une semaine, voire deux ou trois, pendant laquelle ils pourraient aller s’immerger dans une entreprise, une association, partir à l’étranger. Il ne s’agira pas pour nos élèves de faire un stage d’observation comme ils ont pu en faire en 3ème. Nous voulons qu’ils puissent par exemple réaliser de vraies tâches dans des TPE/PME. Le tout ayant ensuite un relais au cours des oraux d’admission des écoles pendant lesquels le jury pourrait les questionner sur cette expérience.
L’accueil est favorable dans les écoles et il faut maintenant mobiliser toute une logistique dans les écoles, auprès des professeurs de prépas comme des proviseurs réunis au sein de l’APLCPGE. Il y a déjà des lycées comme Janson-de-Sailly à Paris qui ont fait voter par leur conseil d’administration la possibilité de libérer leurs élèves au mois de juin pendant deux semaines.
L’autre sujet dans nous débattons est le passage d’une pédagogie fondée sur le cours magistral, dans nos classes préparatoires, à une pédagogie différente dans les écoles. Nos étudiants sont souvent un peu perdus quand ils travaillent en cours inversés, en projet, sur des cas, etc. Là aussi il faudrait bâtir des ponts et nous avons émis l’idée que les écoles, sans faire leur publicité, nous proposent de petites vidéos – pas plus de 10 minutes chacune – présentant leur pédagogie, ce que c’est que travailler à l’international, travailler en équipes. Des vidéos que nous pourrions diffuser à nos étudiants de façon à déjà les habituer à entendre d’autres personnes, une autre façon de s’exprimer, parfois en anglais, que celle de leurs professeurs de prépas. Le tout pour établir un pont avec ce qui se passe en aval de la prépa et qu’ainsi la notion de filière devienne une vraie réalité. Des écoles nous ont d’ailleurs déjà envoyé des propositions de vidéos.
Il faut progresser doucement car nous sommes face à une inertie générale qui n’est pas facile à faire bouger. Mais je suis convaincu que l’immobilisme nous sera fatal.
Bernard Belletante : Le premier élément de séparation en deux de la filière a eu lieu il y a 20 ans quand les écoles sont allées chercher de nouvelles sources de revenus. Le risque actuel est que nous ne sachions pas préparer les acteurs d’une future société dont personne ne sait bien aujourd’hui définir ce qu’elle va être. Comme personne n’avait imaginé ce qu’allaient être la première ou la deuxième révolution industrielle. Vu le phénomène démographique qui marginalise quelque part les classes préparatoires, surtout à l’échelle mondiale, vu l’évolution du monde du travail qui mettent en cause la qualité même des profils que nous recevons des classes préparatoires, prendre son temps pour changer est un véritable poison.
emlyon a testé l’année dernière la possibilité pour nos admissibles d’accéder à nos bases de données. Moins de 5% les ont utilisées. Tout ce dont vous parlez nous l’avons. Nous sommes prêts à ouvrir la bibliothèque numérique de l’école. Parce que l’économie de demain sera une économie du partage. Ce n’est plus une économie dans laquelle on s’enferme derrière des murs. C’est une économie qui devient abondante – dans les quinze années à venir on va abandonner les énergies fossiles pour favoriser les énergies renouvelables et créer une nouvelle matière première qui est la donnée. Une matière première qui est la première à ne pas s’user à l’usage mais s’enrichit.
Dans un an et demi IBM va lancer un calculateur qui traitera à la seconde 10 puissance 19 opérations. C’est à dire la vitesse du cerveau ! On ne peut plus raisonner, on ne peut plus travailler de la même manière. Comment former des jeunes qui auront accès dans une dizaine d’années à 1 trillion d’objets connectés ? Il y a urgence à ce que nous soyons, nous le monde de l’éducation, plus en porosité avec notre environnement. Quand on nous dit que nous formons des personnes qui sont toutes pareilles, quand j’entends en permanence cette espèce de « classes prépas bashing », je dis réagissons et vite. Les écoles sont les mieux placées pour ouvrir la filière. Si nous ne le faisons pas, nous finirons par avoir en prépa des étudiants qui choisissent d’aller là parce qu’ils ont peur d’aller dans le monde du partage.
A. J : Ce dont nos étudiants ont besoin c’est de concret et de sens. Ils ont envie d’entendre des histoires d’entrepreneuriat, d’échecs, de réussite. Nous sommes de plus en plus nombreux à faire venir dans nos classes des intervenants, des chefs d’entreprise, auxquels il faut ouvrir la classe. Notre salut passe par des liens de plus en plus étroits avec les grandes écoles comme par une évolution de nos pédagogies. Dans ma discipline, comme dans les autres je l’imagine, notre rôle ça n’est plus d’apporter seulement du factuel c’est d’apporter les clés de lecture et la capacité à traiter l’information, à la hiérarchiser, en fonction de ses besoins. Mais nous en sommes encore trop à penser en termes d’un programme à terminer pour la fin de l’année.
Il y a quelques années j’avais proposé, avec un collègue parisien, d’organiser une nouvelle épreuve de géopolitique pendant laquelle les étudiants auraient travaillé sur des cas tout en faisant de la prospective. Et bien nous avons été confrontés à une levée de boucliers du côté d’HEC ou de l’Essec. Seule une école, très investie d’ailleurs dans la géopolitique, était prête à être conceptrice de l’épreuve.
Mais il faut être optimistes car les pratiques, les contenus, ont déjà commencé à évoluer. Sur le sujet de culture générale – « le corps » cette année et « la parole » l’année passée – nos étudiants apprennent à comprendre les mentalités, les codes, les représentations d’autres cultures. Souvent quelques années après ils reviennent nous voir pour nous dire à quel point ce qu’ils ont appris en prépa leur a été utile alors qu’ils n’en avaient pas conscience immédiatement.
B.B : L’accès à la connaissance est devenu tellement immédiat qu’on assiste à une disparition des phénomènes hiérarchiques. Beaucoup s’interrogent également sur la remise en cause d’un modèle de recherche conduit sur des modèles hypothético-déductifs. Quand j’ai fait mon doctorat nous n’avions que peu de données. En quoi nos modes d’enseignement sont cohérents avec un mode plus chaotique et quasiment infini ?
Nous avons créé en première année un cours de computational thinking pour confronter nos étudiants à la puissance de calcul des machines et à son impact sur les comportements éthiques, techniques ou comportementaux. Ce que j’appelle les « humanités digitales ». Et du coup je supprime le cours de comptabilité de base parce que demain nous ferons certifier un bilan en temps réel avec les technologies du blockchain. Je ne peux plus préparer uniquement des experts comptables ou des juristes d’entreprise ce qui a pourtant été notre raison d’être pendant des années.
A. J : Mais c’est une révolution globale qu’il faudrait. Dans le système actuel, de la maternelle à l’enseignement supérieur nous avons des jeunes qui sont placés uniquement dans la posture de recevoir.
B.B : Pas à la maternelle. Et quand je vois ce qu’ils font en maternelle, quelle ouverture pour les élèves ! Et le fait qu’après on les remet en rang m’interroge. Nous avons des jeunes dans un système scolaire pyramidal auquel on a enlevé un certain nombre de repères, effort, rigueur, morale, tous ces mots qui ont mauvaise presse, et dont l’absence dans l’apprentissage fait que le système ne fonctionne plus.
O.R : Les épreuves des concours doivent-ils évoluer ?
A. J : Un jour ou l’autre il faudra aussi s’intéresser au contenu du concours. Un sujet explosif puisque du contenu du concours dépendent les disciplines. On ne pourra pas faire évoluer nos pratiques pédagogiques sans mettre sur la table la question du concours et de ses contenus.
B.B : Et j’irai plus loin. Pourquoi ne donne-t-on pas accès à toutes les sources d’information pendant nos concours ?
A. J : La réponse est très simple : comment faire en sorte que tous les élèves aient un ordinateur pendant les épreuves ? Qui fonctionne, sur le même réseau, le jour du concours. Ceci dit dans les concours d’enseignement, à l’agrégation et au CAPES, on autorise l’accès à des bases de données pendant une partie de la préparation de l’oral. Cela a changé l’épreuve et du coup sa préparation en amont.
B.B : Le concours était parfait dans un mode pyramidal. Aujourd’hui quand on voit que dans certaines entreprises, aux Etats-Unis, dans les pays du Nord de l’Europe, on embauche seulement après une première expérience dans l’entreprise, six mois pendant lesquels on vous juge, je suis très choqué quand je vois un jury de concours mettre des notes en dessous de 5. Quelle arrogance après 20 ou 25 minutes ! Face à des entreprises qui se donnent du temps pour juger, que va devenir un système où on le fait en quelques minutes ? Nous risquons de devenir un système totalement à part.
A. J : Allons plus loin. Est-ce que les classes préparatoires auront toujours pour objectif de préparer des concours ? Ne peuvent-elles pas évoluer vers une sorte de propédeutique pour des étudiants qui vont vers les masters des grandes écoles ? On peut se poser la question même s’il s’agit là d’une perspective hypothétique de long terme.
Une première étape serait déjà d’ouvrir l’accès à certaines bases de données pendant les épreuves. Cela changerait déjà beaucoup de choses sans déclencher pour autant une levée de boucliers.
B.B : On ne serait plus dans la restitution !
A. J : Nous n’y sommes déjà plus. Depuis une dizaine d’années il y a une vraie évolution. Nous amenons nos étudiants à réfléchir, à se poser des questions, à lutter contre tous les déterminismes. Jusqu’au bac ils sont dans la restitution. En histoire-géographie il n’y a plus de dissertation. Les candidats n’ont qu’à répondre à des titres du programme officiel. Ils savent ou ils ne savent pas.
Nous prenons ces étudiants-là, qui en plus ont de plus en plus de problèmes d’expression écrite, et nous devons les amener non seulement à prendre du recul mais à bâtir une réflexion critique, une argumentation. Un sacré défi qu’il nous faut une bonne année pour relever ! Nos étudiants sortant de prépas ont une connaissance du monde contemporain beaucoup plus forte qu’il y a 10 ou 15 ans.
B.B : Je le confirme. Mais nous avons encore, collectivement, trop tendance à nous auto-centrer sur la France. Dans une structure comme la nôtre, où plus de la moitié des professeurs et 40% des étudiants sont étrangers, on est constamment rappelés à l’ordre : « Attendez, c’est une vision française ! » Cette logique du partage devrait également être prise en compte dans le concours. Ce monde multipolaire, apolaire, où il faut apprendre à travailler avec des machines apprenantes, il nous faut y préparer nos étudiants.
A. J : Nous encourageons ce partage, le travail collaboratif. Nous expliquons à nos élèves qu’ils ne sont pas en compétition entre eux dans la classe mais avec d’autres classes. Les meilleurs résultats sont dans les classes qui permettent la meilleure mutualisation, la meilleure coopération. Mais ce travail collaboratif n’est pas évalué au concours… A un moment nos étudiants sont seuls devant leur copie ainsi qu’à l’oral. Bien que des écoles essayent de réformer leurs oraux en y ajoutant un travail collaboratif.
O.R : C’est une piste pour l’emlyon ?
B.B : Je suis assez questionnant. La prise en compte de l’expérience demande du temps. Mettre ensemble cinq personnes qui ne se connaissaient pas et les faire travailler ensemble pendant une heure, ce n’est pas la vie de demain. Il faut un an pour évaluer le travail d’une communauté alors qu’on leur donne là cinq minutes pour traiter des cas qui demandent généralement plus de recul.
A. J : Mais quel est le sens aujourd’hui de cette épreuve qui pose énormément de problèmes ?
B.B : Quand je vais en classe préparatoire je dis aux étudiants ce qui m’intéresse mais ils ne le font pas. Je suis stupéfait de voir des comportements extrêmement standardisés. On sait ce que vont dire les candidats la phrase d’après ! C’est bien fait, bien propre mais on ne peut pas faire la différence entre les candidats. Quand je dis que ce qui va intéresser un jury c’est ce qu’il reste à la fin d’une journée d’un candidat, on ne m’écoute pas. Il faut pouvoir construire une présentation sur ce que je suis, moi étudiant ! On s’en fiche qu’ils soient allés faire un voyage aux Etats-Unis. Il faut montrer de l’indépendance d’esprit.
A. J : Nous le disons également aux candidats : à la fin de la journée il faut que le jury se souvienne de vous. Et pas seulement pas vos connaissances académiques. Par votre personnalité car en face de vous vous n’aurez pas un professeur de philosophie, vous aurez des managers, des entrepreneurs. Pour nos étudiants cela signifie sortir de leur zone de confort. Cela signifie prendre un risque. Mais est-ce que dans leur scolarité on les y a habitués ? Jamais. C’est la première fois. Quand nous les y entraînons ils ne savent pas quoi dire sur eux. « Parler de moi, mais je n’ai rien à dire ! » Ce qui les impressionne c’est qu’ils ont face à eux des cadres qui vont leur parler de l’entreprise. Mais nos étudiants ne connaissent pas l’entreprise. Ils vont donc raconter qu’ils sont passionnés de tennis, classés 15/3, et ne sortent pas de ce discours.
Et je m’aperçois que les écoles ne sont pas satisfaites de cette épreuve puisque toutes ou presque sont en train de la faire évoluer. A l’Essec on pose un cas de management. Très bien mais nos étudiants n’ont pas pratiqué avant. L’Edhec un entretien collectif. Nos étudiants n’ont jamais été amenés à prendre des risques et les professeurs de prépas pas bien formés pour les y aider. Nous faisons donc venir des parents, des managers, pour les y aider. Les plus efficaces sont d’ailleurs d’anciens étudiants qui viennent aider les nôtres à se préparer aux entretiens.
O. R : Pour finir ce débat une question à vous deux, à laquelle vous avez déjà largement répondu, en deux mots qu’attendez-vous des prépas d’un côté, des grandes écoles de l’autre aujourd’hui en priorité ?
B.B : Nous partageons le même diagnostic mais nos espaces temps ne sont pas les mêmes. Il faudrait aller beaucoup plus vite. Si le monde des classes préparatoires met dix ans à évoluer nous serons en plein dans la décennie de l’intelligence artificielle et nous ne serons pas prêts à répondre aux défis qu’elle posera. Je souhaite que la nécessité de changer le paradigme d’apprentissage, pour passer d’une société plutôt fermée, hiérarchique, à une société plus orientée sur le partage, les machines apprenantes, se fasse plus rapidement. Peut-être avec des classes tests qui seraient hébergées par des écoles. Et je tiens à le redire : les élèves que vous formez sont fantastiques !
A. J : Nous devons faire vivre la filière avec une meilleure cohérence CPGE-Grandes écoles, beaucoup plus partager nos expériences, nos réflexions communes. Que nous nous pensions beaucoup plus comme une filière amenant au master et non plus comme un monde de la prépa d’un côté, des grandes écoles de l’autre, avec un concours au milieu. Enfin, nous devons communiquer ensemble sur la pertinence et l’efficacité en termes de perspectives professionnelles de ce cursus en cinq ans.