ECOLES DE MANAGEMENT

Quel continuum prépas / grandes écoles?: Bernard Belletante et Alain Joyeux en débattent (1ère partie)

Classes préparatoire aux grandes écoles  et grandes écoles ne se parlent pas assez. Alors que les grandes écoles évoluent pour mieux répondre aux attentes des entreprises, alors que les prépas s’interrogent sur leur rôle deux grands acteurs du système, le directeur générale de emlyon BS, Bernard Belletante, et le président de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales), Alain Joyeux en débattent.

Olivier Rollot : Bernard Belletante, quel regard portez-vous aujourd’hui sur les classes préparatoires ? On vous a entendu parfois être critique à leur égard, les soupçonner de « malthusianisme » dans un précédent entretien. Pensez-vous que les classes préparatoires ont suffisamment évolué ces dernières années ?

Bernard Belletante

Bernard Belletante : J’ai une véritable passion pour la filière prépas / grandes écoles qui a montré son efficacité absolue pendant de très nombreuses années. Mais chaque fois que je fais une remarque on me dit que je remets en cause les prépas. Ce n’est pas mon objectif. La filière que nous représentons garde son excellence. Ce sur quoi je m’interroge parfois ce n’est pas sur le travail des professeurs de prépas. Ce sur quoi je m’interroge c’est sur l’avenir d’une filière sur laquelle je me pose, et je continuerai à me poser, un certain nombre de questions.

Depuis 20 ans nous avons fait le choix, nous écoles de management, d’une excellence européenne voire mondiale qui s’est traduit par la montée en puissance des classements européens et des accréditations mondiales. Cette excellence européenne nous a conduit à ne plus avoir un modèle dépendant uniquement des classes préparatoires. En 1990, 1995, 2000, au moment où les écoles auraient été prêtes à recevoir plus de préparationnaires avec les mêmes critères de qualité, le système n’a pas suivi. Que ce soit à cause de l’inertie de l’Etat ou du mythe du petit nombre porteur d’élite, du mythe de la pyramide – mythe du XIXème et du XXème siècle qui était (est encore ?) celui de la filière -, il n’a pas suivi.

O. R : Les écoles se devaient de réagir en continuant à croitre avec ou sans ces élèves de prépas ?

B. B : Etant plus darwinien que lamarckien j’estime que tout système qui n’évolue pas court un risque de disparition ou, du moins, de moins grande efficacité. Il me semble qu’il y a 25 ans nous avions 7000 à 8000 candidats aux concours, il y en a toujours autant alors que nos écoles ont dû, dans le même temps, multiplier par dix leur activité. C’est pourquoi j’ai parlé d’une forme de malthusianisme du système « prépas» face à une croissance des écoles.

Or si nous avions appliqué un raisonnement malthusien de limitation de nos activités corollaire d’une limitation de nos ressources, nous ne serions plus là. Il y a eu une sorte de décalage important entre la nécessité d’une croissance imposée par la dimension internationale – le fait que la France soit le pays qui a plus d’écoles triple accréditées montre que nous avons bien réagi – qui a demandé le développement d’autres programmes. Et je trouve dommage que les prépas, qui sont à la base de notre navire amiral, n’aient pas été aussi présentes dans cette évolution qu’elles auraient pu l’être.

Alain Joyeux

Alain Joyeux : Le système, mais surtout notre tutelle ministérielle, n’a effectivement pas voulu prendre le tournant d’une augmentation des capacités d’accueil de la la filière et nous nous battons depuis des années pour permettre l’ouverture de nouvelles classes. Il y a par exemple aujourd’hui dix candidats pour une place en ECS et il y aurait donc matière à l’ouverture de nouvelles classes. Nous nous battons aussi fortement contre les fermetures, justifiées par des raisons assez floues, de classes.

Le pouvoir politique n’a pas compris l’enjeu du développement des classes préparatoires, considérant parfois qu’étant propre à la France il était un peu désuet au lieu d’en faire un modèle. Je pense qu’on a raté ce moment mais il faut maintenant regarder vers l’avenir. Nous devons aussi considérer que même si nous avions un pouvoir politique qui ouvrait demain des classes préparatoires un peu partout, nous ne redeviendrons pas le vivier quasi exclusif des grandes écoles. Il faut l’accepter.

O. R : Comment les classes prépas peuvent-elles évoluer ?

A. J : Deux questions m’animent particulièrement aujourd’hui. D’abord quelle est la valeur ajoutée des classes préparatoires vis à vis des autres formes de recrutement ? Ensuite, avec la conviction qu’on ne peut pas être les seuls à ne pas évoluer quand tout évolue autour de nous, comment notre système de classes préparatoires peut évoluer sans remettre en cause ce qui fait son excellence ? Comment il peut s’adapter aux enjeux du XXIème siècle et aux demandes des écoles comme des entreprises. Peut-être ne nous sommes pas assez projetés dans une autre échelle que celle de la classe préparatoire, au niveau européen, au niveau mondial.

Nos étudiants intègrent déjà un marché du travail de dimension mondiale et qu’est ce qui fait qu’une entreprise mondiale intègre plutôt un manager français qu’américain ou indien ? Et là je suis persuadé que la valeur ajoutée d’un diplômé français c’est sa culture générale, c’est à dire sa capacité à croiser les approches de différentes disciplines pour analyser les problèmes. La classe préparatoire est ce plus là qui donne un bagage général, ni technique, ni financier…, permettant finalement à un futur manager de comprendre d’autres cultures quand il travaillera en Asie, en Argentine, etc. De croiser des approches économiques, historiques, philosophiques pour bien analyser la situation dans laquelle il va se trouver.

O. R : Combien aurait-il fallu d’élèves en prépas pour répondre aux besoins des écoles ?

B.B : Si 15 à 20 000 étudiants venaient passer les concours aujourd’hui, le système les absorberait. Et les placerait dans un emploi sans aucun problème.

A. J : Même s’il y avait 15 à 20 000 étudiants en classes préparatoires ce serait insuffisant pour constituer le vivier de recrutement des grandes écoles. Nous appelons à la création de classes mais on sort d’une période où on était porté vers les fermetures ou les menaces de fermeture de classes. Une épée de Damoclès pesait sur la tête de nombreux collègues ce qui ne crée pas un contexte favorable à l’innovation! Puisse cette période être derrière nous.

O. R : Ce manque d’élèves de prépas amène les grandes écoles à recruter des élèves en admissions sur titre dont les étudiants de prépas considèrent souvent qu’ils n’ont pas le même niveau qu’eux. Alors qu’ils se retrouvent dans la même classe. D’où des frustrations que vous analysez comment ?

B.B : Ils n’ont pas le même niveau. Puisqu’ils ont suivi des filières différentes. Ils ont des points d’excellence particuliers mais ils n’ont pas la forme d’excellence d’une classe préparatoire. Par contre un littéraire, titulaire d’une licence de lettre ou d’histoire-géographie, aura une culture du monde qui le rendra largement meilleur en altérité qu’un élève de prépa. De même un titulaire d’une licence de maths sera bien meilleur sur le langage des chiffres ou la modélisation. Chacun a son excellence. Et c’est bien parce que les entreprises n’ont pas besoin d’un seul profil que c’est cohérent. Dire « ils n’ont pas le même niveau » c’est vrai. Dire « c’est plus facile pour certains d’intégrer les écoles que pour d’autres », c’est peut-être vrai. Mais ils ont appris autrement.

A. J : Les prépas vivent mal que des élèves qui n’ont pas eu le niveau pour intégrer une classe préparatoire, ou l’ont quitté à la fin de leur première année, puissent ensuite intégrer une école par d’autres voies, type concours Passerelle ou autre, mieux classée que celle qu’ils auraient eu en restant en prépa parce qu’ils étaient mauvais en maths ou autre.

B.B : Certains n’avaient aussi pas envie d’en intégrer une. C’est le phénomène du fort. On met un fort à un endroit mais les soldats passent à côté du fort. Beaucoup de candidats auraient pu intégrer le système prépas / grandes écoles s’il était légèrement différent.

A. J : S’il y avait plus de places aussi !

B. B : Arrêtons aussi en seconde, première, terminale de tenir un langage qui dit « la classe préparatoire ce n’est pas pour vous » et « vu le prix des écoles, vous ne pourrez pas y aller ». Les deux conjugués poussent beaucoup à passer par les admissions sur titre. On les entend alors nous dire « J’étais prêt à faire une prépa mais mes profs m’ont dit que je n’y arriverai jamais ».

A. J : Nos collègues ont bien compris que l’époque où nous étions dans notre tour d’ivoire et où les bons élèves venaient spontanément à nous était terminée. Partout, y compris à Paris, les professeurs de classes préparatoires prennent énormément de temps pour aller dans les lycées apporter la bonne parole, dire « osez la classe préparatoire, vous pouvez y aller, il faut tenter, etc. ». Et il y a fort à faire. Parfois face aux conseillers d’orientation, à certains collègues du secondaire, ce n’est pas évident de convaincre. Mais on y va car la quasi-totalité des professeurs est aujourd’hui convaincue qu’il faut aller chercher les bons élèves et leur expliquer la valeur ajoutée de la classe préparatoire.

B.B : Concernant les freins financiers nous avons à emlyon business school une fondation qui finance chaque année une centaine d’étudiants, en prenant en charge leurs frais de déplacement pour passer les concours. Nous avons 200 bourses, mis en place un certain nombre de systèmes, dont des prêts sans caution, et surtout nous avons créé avec Adecco le dispositif « Company Inside » par lequel les études sont prises en charge par les entreprises. Et aujourd’hui nous avons plus de demandes d’entreprises que de demandes d’étudiants ! Alors que les étudiants gagnent en 1 an 8000€ en plus de la prise en charge de leurs frais de scolarité, je pensais qu’ils allaient se précipiter.

A. J : Cela demande un gros effort d’explication. Quand nous allons dans les lycées l’argument économique nous est souvent renvoyés. Dépenser pour étudier ce n’est pas encore entré dans les esprits en France. L’idée de s’endetter pour financer ses études reste difficile à faire passer.

B.B : Nous avons un gros travail à faire pour séparer de moins en moins l’école du monde du travail. A partir du moment où on entre en classe préparatoire on est déjà en activité. Avec Adecco nous formons des jeunes diplômés ayant une expérience professionnelle. Il n’y a plus le temps de la prépa, celui de l’école, celui du monde du travail.

O.R : Bernard Belletante, pour les entreprises la grande plus-value des classes préparatoires c’est la culture générale qu’elles apportent ?

B.B : Je suis effectivement convaincu que la culture générale c’est ce qui permet d’écouter, de voir des systèmes de valeur différents. C’est plus quelque chose qu’on porte vers l’autre que quelque chose qu’on récite. Je suis farouchement opposé aux listes de citations car pour moi c’est l’exact opposé de ce que doit apporter la culture générale. La culture générale doit permettre d’aller vers l’autre. C’est un outil d’altérité. Et avec la manière dont sont organisées les classes préparatoires cet objectif n’est pas totalement atteint.

La classe préparatoire c’est aussi l’apprentissage de l’effort. On a diabolisé les classes préparatoires, on a dit que c’est le bagne,. Cet apprentissage de l’effort est fondamental pour entrer dans nos écoles. Et à titre personnel la classe prépa est l’un des meilleurs souvenirs de ma vie.

Ce qui était aussi marquant dans les classes préparatoires c’était la qualité de l’expression à l’oral comme à l’écrit, de la culture grammaticale ou de l’orthographe. Le tout marquant une rigueur de l’esprit. Et là il faut bien admettre que nous ne pouvons plus avoir la même attente dans l’excellence.

A. J : Les professeurs de prépa n’aiment pas non plus les listes de citations!!

O.R : Mais les écoles de management ne doivent pas non plus former leurs étudiants de la même façon !

B.B : Notre métier ce n’est plus de diplômer des gens – et je doute qu’il l’ait été un jour – notre métier c’est de doter des femmes et des hommes des compétences nécessaires pour qu’ils soient acteurs d’une vie économique et sociale. Il y a 25 ans nous formions des dirigeants. Ce n’est pas évident pour demain car le concept même de dirigeant est en train d’être remis en cause dans de nouvelles formes d’organisation. Il y aura toujours des leaders mais la logique pyramidale est en train d’évoluer. Le tout dans un environnement de moins en moins linéaire : je peux la journée être dans une entreprise et le soir diriger un orchestre. Il y a une sorte de recherche d’équilibre entre différentes formes d’activité et une filière d’éducation se doit de développer ces compétences. Nous devons nous interroger collectivement : à quel type de société préparent les modes d’enseignement que nous utilisons ?

Il y a 20 ans nous formions des diplômés qui allaient travailler dans le marketing et la finance, dont 50% allaient chez Procter et 50% dans les cabinets d’audit et la banque. Puis il y eut une période « conseil et organisation », puis une période « supply chain management ». Pour tout cela on savait très bien faire notre métier. Nous avions remarquablement appris à des étudiants à aller puiser dans des stocks de connaissance. Nous les formions à entrer dans des entreprises qui fonctionnaient dans de grands silos bureaucratiques.

2020-2030 va être la décennie de l’intelligence artificielle. Ce qui signifie que notre responsabilité c’est de développer les compétences d’individus qui vont devoir travailler dans des systèmes complexes et apprenants. C’est un changement complet de mode d’apprentissage et quand je vois l’évolution des référentiels de l’université comme de ce petit bijou qu’est la classe préparatoire je me demande : quand est-ce que ça va bouger ? A la fois dans le référentiel et dans les méthodes. Un exemple : les humanités digitales. Voir des jeunes gens qui nous arrivent sans pratiquement aucune humanité digitale m’interroge sur notre système et sur notre capacité à les leur donner.

Ma principale question sur les classes préparatoires aujourd’hui c’est « est-ce que les contenus, les référentiels et le mode pédagogique de la classe préparatoire, qui correspondait parfaitement à la formation de managers pour un modèle pyramidal de la fin de la société industrielle, est adapté à un modèle où nos étudiants vont devoir travailler avec les systèmes apprenants et l’intelligence artificielle qui vont dominer le monde entre 2020 et 2030 ? ». C’est ma question.

A.J : Les classes préparatoires se situent à la fin d’un système éducatif qui est très largement pyramidal. Au sein d’un contrat social, à mon sens dépassé, où le professeur est le seul détenteur d’un savoir, qui a un programme à boucler et est évalué sur sa capacité à boucler son programme au prix parfois d’un sérieux bourrage de crâne. Avec des parents d’élèves qui surveillent d’ailleurs que le programme est bien appliqué. Il y aurait une révolution à faire mais de tout notre système scolaire, bien en amont des CPGE.

Nous devons aussi nous adapter aux nouveaux profils des élèves. Par exemple, il est vrai que nous recevons des élèves qui ont une mention très bien et 18 au bac français qui font une faute d’orthographe tous les deux mots. Nous avons un travail de fond derrière pour les amener à plus de rigueur et ce n’était pas le cas avant. Ceci dit je modère souvent les discours récurrents sur une « génération moins bonne qu’avant ».

B.B : Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire.

A. J : Mais je l’entends en permanence. Nous sommes avec une génération qui n’a pas les mêmes compétences, est peut-être moins rigoureuse en orthographe, ne connaît pas une liste de trente dates par cœur mais a d’autres compétences. Et notamment qui est habituée à aller chercher de l’information sur des sites partout dans le monde, dès la sortie de la maternelle. Or notre pratique pédagogique, de l’école primaire à la prépa, ne s’est absolument pas adaptée à ce changement. D’où un décalage total entre les aspirations et les compétences des étudiants et ce que nous pouvons leur apporter.

Vous parliez de liste de citations. A l’époque ou le professeur était le seul maître du savoir seul lui pouvait les apporter. Aujourd’hui les étudiants les ont beaucoup plus vite sur leur portable. Il faut donc faire évoluer notre pratique. Pour autant il y a déjà eu des évolutions et notamment avec la réforme des prépas de 2013. Nous avons aujourd’hui des programmes qui enseignent la complexité du monde. Au concours dans ma discipline il y a quinze ans les sujets qui tombaient étaient sur le type « La puissance de l’agriculture américaine ». Le dernier sujet de la banque ESCP, dans laquelle emlyon choisit ses sujets, c’est « L’Union européenne face aux effets déstabilisateurs de la mondialisation ». Un sujet qui pose un vrai problème ! Nous amenons nos élèves à réfléchir. Les choses évoluent. Un enseignement d’informatique a également été introduit mais il y a eu des quelques difficultés à trouver des enseignants car il n’y a pas d’agrégation dédiée. Ce sont donc nos collègues de mathématiques qui ont été obligés de prendre en charge cet enseignement. Les professeurs de CPGE sont ouverts aux évolutions mais il faut compter avec l’inertie du système. Les évolutions ne peuvent être que progressives et lentes.

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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