ECOLES DE MANAGEMENT

«En 2019 nous allons réinventer le modèle ESCP Europe»: Frank Bournois

Franck Bournois - ESCP Europe

C’est en 1819, que ESCP Europe, aujourd’hui la plus ancienne et l’une des premières écoles de commerce au monde, est créée. 200 ans plus tard son directeur général, Frank Bournois, fait avec nous un large tour d’horizon de l’actualité de l’enseignement supérieur et de sa stratégie à la tête d’une école qui entend bien rester toujours à la pointe.

  • De janvier 2019 à janvier 2020, ESCP Europe organise une série d’événements. Son Festival européen du management en sera l’événement phare. Des professeurs, des chefs d’entreprise, des experts, des hommes politiques et des artistes y participeront.

Olivier Rollot : Quel regard portez-vous sur les dix dernières années qu’ont vécues les écoles de management depuis les premières lois Pécresse réformant l’enseignement supérieur en 2008 ?

Frank Bournois : Je constate d’abord un accroissement considérable de la force de production des écoles de management. Ensuite une concurrence accrue entre ces écoles dans un contexte de concentration du secteur. Dans le cadre du Sigem 80% des élèves de classes préparatoires choisissent aujourd’hui des écoles du top 10 quand ils étaient 50% il y a seulement dix ans. Des opérateurs de taille de plus en plus importante apparaissent et savent converger avec les universités : Skema dans Hesam et l’université de Nice, l’Essec dans Paris Seine, ESCP Europe avec une prochaine Alliance avec Paris I, etc.

En 2002-2003 la création du grade de master a marqué les prémices de ces rapprochements. Aujourd’hui parvenir à créer un grade de bachelor / licence donnerait plus de visibilité aux familles et un diplôme reconnu par l’Etat aux étudiants internationaux. Le MESRI a raison de demander que soient définis des critères pour opérer un tri dans la prolifération des bachelors. Ainsi, on peut imaginer que des écoles classées par The Financial Times et doublement accréditées au niveau international (EQUIS, AACSB,) se voient accorder tout de suite le grade.

J’aimerais que les fondations voient leurs activités décoller comme le font les écoles les plus puissantes,  puisque nous avons un système fiscal incitatif. Je regrette que l’Executive Education des écoles ne se soit pas encore assez développée.  C’est dommage de voir de grands groupes français faire appel à des universités étrangères sous prétexte de renforcer leur ancrage international.

O. R : En compagnie de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales) et de Skema, ESCP Europe vient de créer le MOOC De la Prépa aux Grandes Écoles de Commerce : le bon parcours pour moi ? Pourquoi porter cette attention particulière aux classes préparatoires ?

F. B : Les CPGE (classes préparatoires aux grandes écoles) sont la voie d’excellence qui alimente le programme Grande école de ESCP Europe en France. Ce MOOC répond au constat que la transition entre les classes préparatoires et les Grande écoles n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Nous devons expliquer ce parcours dans lequel beaucoup se lancent avant tout parce qu’il est sélectif sans connaître très bien sa finalité.

Avec Alice Guilhon, la directrice de Skema, mais aussi une grande variété d’intervenants – professeurs de prépas, autres directeurs, DRH – nous avons donc entrepris de tout expliquer dans ce MOOC : le rythme de la prépa, ce qu’on y apprend, le passage dans la Grande école, etc. Nous traitons également la question du bachelor pour des étudiants internationaux ou français. Des informations très larges destinées aux jeunes et à leurs familles dans un outil moderne.

O. R : Les classes préparatoires correspondent toujours aux attentes des lycéens ?

F. B : Il y aura toujours un flux important de jeunes brillants qui auront envie de passer par une filière exigeante. Les prépas sont très loin d’être en voie d’extinction ! Mais il faut aussi entendre des jeunes qui sortent du secondaire et se disent que la prépa est éprouvante. Qu’on peut se retrouver à la fin dans une toute petite école. Qui ont une image déformée d’un rythme insoutenable. Sans parler de ceux qui manquent, ou pensent manquer, de résistance, de résilience. Ceux qu’aux Etats-Unis on évoque un peu négativement comme la génération « snowflake » (flocon de neige) parce qu’ils ne supporteraient pas la contradiction, la remise en cause, etc. L’auteur Claire Fox les décrit dans un petit livre intitulé « I Find That Offensive ». C’est aussi à eux qu’il faut expliquer que la prépa n’est pas une citadelle imprenable. En tout cas qu’elle l’est nettement moins que la médecine ou le droit.

O. R : A la suite de la réforme du bac les classes préparatoires économiques et commerciales ECE (économiques) et ECS (scientifiques) pourraient être amenées à se réformer, voire à fusionner. Qu’est-ce qui vous paraît souhaitable ?

F. B : Il faut conserver des voies d’accès différentes à nos écoles et permettre à la diversité de s’exprimer. Pour se préparer au monde de demain, où la maitrise des Big Data, la compréhension de l’Intelligence artificielle, sans parler de ce que nous ne connaissons pas encore, seront un socle indispensable, il faut maintenir un flux d’étudiants très bien formés et solides en maths. Les jeunes Français sont aussi recherchés dans le monde entier parce qu’ils ont cette force assez unique. Nous aurons ainsi de plus en plus besoin de former des doubles profils de managers-ingénieurs, ou des étudiants capables de valider une licence en maths après leur prépa. Ce que l’on veut tous éviter, ce sont les élèves moyens partout ! Comme le montrent la recherche sur les leaders qui réussissent, il vaut mieux être fort dans certains sujets tout en étant formés à garder en tête la big picture que moyen partout.

O. R : Vous faites partie des établissements qui se sont le plus mobilisés sur la notion de continuum entre les classes préparatoires et les Grandes écoles. L’enseignement que vous délivrez à vos étudiants va-t-il évoluer dans les années à venir ?

F. B : Nous allons même effectuer un hackathon avec nos élèves pour y réfléchir. Ce sont des utilisateurs avertis des dispositifs pédagogiques. Notamment parce qu’ils étudient dans d’autres pays ou sont issus d’autres pays. En y associant des élèves qui y sont déjà acculturés, nous allons leur faire tester de nouveaux dispositifs pédagogiques en profitant par exemple de notre week-end d’intégration. Nous voulons ainsi associer le meilleur des deux mondes. En 2019, l’année de notre bicentenaire, nous allons réinventer notre modèle.

Nous travaillons à cette refondation dans une démarche de start up attentive aux besoins du monde extérieur. Avec la volonté de maintenir les compétences à jour pour permettre à nos étudiants de bien s’insérer dans le monde économique. Les business schools ont traversé la mondialisation dans les années 90, le digital dans les années 2000 et aujourd’hui un monde qui nous impose de mettre en œuvre un développement durable, responsable et néanmoins performant.

En 2015 nous avons introduit l’enseignement du coding. Aujourd’hui nos étudiants savent créer des applications. Nous travaillons aussi à mieux leur faire comprendre les institutions européennes. Pas parce que notre ambition principale serait de former des hauts dirigeants européens – même si nous avons pas mal d’alumni qui travaillent à la Commission européenne à Bruxelles – mais parce que les dimensions politiques, institutionnelles, juridiques sont nécessaires pour former de futurs leaders. L’Europe est une zone économique pertinente et nous sommes les seuls à en être un acteur authentique !

O. R : Ce sont des dimensions que plébiscitent vos étudiants ?

F. B : Nos étudiants sont très attentifs au sens que nous donnons à leur cursus. Au monde solidaire. A comment travailler dans la durabilité sans nécessairement penser au profil pour soi mais avant tout pour sa communauté. Pour autant il ne faut pas opposer business profitable et « non profit ». On peut conjuguer profits et bien commun, comme le rappelait Muhammad Yunus venu récemment s’adresser aux étudiants de l’école. C’est dans cet esprit que nous avons créé une chaire consacrée à l’économie circulaire avec Deloitte.

O. R : ESCP Europe a créé il y a trois ans un BSc in Management en 3 ans après le bac. Pourquoi avoir choisi ce format quand vos concurrents, Essec, Edhec, emlyon, ont préféré un cursus en quatre ans ?

F. B : Nous avons choisi d’être dans le cadre du processus de Bologne et de faire étudier nos étudiants sur trois pays pendant les trois ans de leur cursus. L’enseignement des sciences humaines et sociales y est aussi important que celui des méthodes quantitatives ou la découverte de l’entreprise avec vingt semaines de stages dès la première année. Les entreprises réagissent très favorablement en employant directement nos diplômés pour gérer de petites business units tandis que les diplômés de Master s’orientent vers des métiers plus centrés sur la stratégie, le top management. Les employeurs ont besoin des deux profils.

O. R : Allez-vous recruter vos étudiants dans ce bachelor sur Parcoursup ?

F. B : Nous y serons en 2020 mais uniquement pour nos étudiants français qui se définissent par rapport à leur diplôme, nous a expliqué justement le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Un étudiant, quel que soit sa nationalité, est français s’il a fini ses études secondaires en France ou dans un lycée français à l’étranger avec un baccalauréat.

O. R : Vous participerez à une banque d’épreuves commune ?

F. B : Beaucoup d’écoles voudraient créer une banque d’épreuves avec nous. Mais si ESCP Europe, qui est une école européenne, doit le faire ce sera essentiellement avec d’autres institutions internationales. Ce n’est pas parce que nous entrerons dans Parcoursup que nous serons moins internationaux ! Notre Bachelor ne compte que 28% de Français.

O. R : L’actualité des écoles de management est marquée par l’évolution de leur modèle économique. Le statut d’EESC (établissement d’enseignement supérieur consulaire), que vous avez adopté début 2019, peut-il évoluer ?

F. B : Il est sain qu’une école conserve un actionnariat majoritaire disposant d’une minorité de blocage. Mais ces parts pourraient passer de 51 à 33%. Il pourrait aussi y avoir la possibilité de verser des dividendes mais ceci doit être encadré. L’important est que le statut nous donne le soutien accru de la Chambre de commerce et d’industrie Paris Ile de France et nous permette de progresser dans nos investissements. Entre 2014 et 2020 nous aurons ainsi doublé nos effectifs en passant de 3500 à 7000 étudiants. En parallèle les dotations que nous recevons de la CCI sont en décroissance et atteindront le niveau 0 en 2020.

Aujourd’hui nous tendons vers l’équilibre budgétaire alors que nos besoins d’investissement sont énormes, que ce soit dans le digital, dans les « student services » pour les carrières ou l’orientation, l’immobilier ou encore les ressources humaines. C’est dans ce contexte la question de l’ouverture du capital se pose aux EESC.

O. R : La dimension internationale est cruciale pour les écoles de management. On a le sentiment que la Chine pourrait peu à peu se refermer et envoyer moins d’étudiants à l’étranger. Comment les business schools françaises peuvent-elles évoluer dans ce nouveau cadre ?

F. B : L’essentiel de nos étudiants vient d’Europe et 20% du reste du monde dont la moitié d’Asie soit près de 500 étudiants chinois chaque année. ESCP Europe recrute des étudiants chinois de très grande qualité sans s’être implantée en Chine. Nous préférons conclure des accords avec les meilleures universités chinoises – celles du « C9 », l’équivalent de la Ivy League américaine – comme Tsinghua à Pékin ou Jiao Tong à Shanghai ou CEIBS, également à Shanghai, avec laquelle nous sommes en partenariat étroit.

O. R : Demain ces grandes business schools chinoises pourraient-elles s’implanter en Europe ?

F. B : Il y a beaucoup de barrières à l’entrée. Dont la principale est la nécessité de posséder un corps professoral de qualité pour répondre aux exigences de la Commission d’évaluation des formations et diplômes de gestion (CEFDG).

O. R : Que pensez-vous de l’augmentation des frais d’inscription des étudiants étrangers hors communautaires en France que veut instituer le gouvernement ?

F. B : Il est logique que les non Européens contribuent plus dans la mesure où leur gouvernement ne contribue pas au financement de l’enseignement supérieur. Bien sûr cela peut apparaître dissuasif mais nous restons loin des niveaux de prix des Etats-Unis et de beaucoup d’autres pays.

O. R : L’augmentation des droits de scolarité des Grandes écoles de management a été forte ces dix dernières années. Jusqu’où peut-on aller ?

F. B : Je suis très sensible au fait que les frais soient devenus très élevés et je regrette que notre CCI ne puisse plus nous aider au même niveau qu’auparavant. Pour les classes moyennes le montant des frais de scolarité de nos écoles représente des chiffres astronomiques et des arbitrages familiaux difficiles et nous avons tous en tête que leur progression ne doit pas être la première variable à activer. Avec notre Fondation nous insistons beaucoup sur le volet des bourses pour que jamais un étudiant ne renonce à venir à ESCP Europe faute de moyens.

Nous sommes d’ailleurs préoccupés par la réforme en cours de l’apprentissage. L’apprentissage est une modalité qui favorise la réussite d’étudiants méritants sans surcharge pour les familles. En réduire le financement, c’est risquer un surcroît d’inégalités sociales.

J’en arrive à penser qu’il faudrait parvenir à ce que les familles scolarisant un enfant dans l’enseignement supérieur bénéficient d’un avantage fiscal correspondant à une partie de leurs frais déductible de leur revenu imposable. Sinon, nous risquons de perdre de très bons étudiants.

O. R : Où en est la constitution d’un nouveau regroupement d’universités et de Grandes écoles qui que vous bâtissez avec Paris 1 ?

F. B : Avec également l’Ined et la FMSH le regroupement Sorbonne Alliances va officiellement voir le jour début 2019. Nous avons déjà organisé ensemble un événement « Refonder la recherche en sciences humaines et sociales » le10 décembre.

Nous n’avons pas d’obligation à participer à un regroupement. Il s’agit pour nous d’expérimenter des projets concrets pour les étudiants et les enseignants-chercheurs sans créer pour cela une lourde infrastructure. Nous avons beaucoup de champs disciplinaires où nous pouvons travailler avec l’Ined – les démographies d’entreprise par exemple – ou Paris 1 dans la gestion, le droit, les mathématiques, l’économie…. Bout à bout nous avons la capacité de créer l’un des plus grands centres de gestion français. Certains de nos étudiants valident déjà des licences en maths à Paris 1 avant leur entrée en double programme dans une école d’ingénieur.

O. R : Vous avez été nommé le 29 novembre président du jury du concours national d’agrégation de l’enseignement supérieur pour le recrutement de professeurs des universités en sciences de gestion. C’est la première fois qu’un directeur d’école de management prend la tête d’un jury d’agrégation de gestion. Comment l’interprétez-vous ?

F. B : D’abord je suis très honoré par cette nomination car elle est porteuse d’une lourde responsabilité : le recrutement des talents de l’enseignement supérieur de demain.

En tant que professeur des universités à Paris 2, je suis actuellement en détachement administratif à la direction générale de ESCP Europe. Je crois profondément au rayonnement nécessaire d’un enseignement supérieur européen. Tout comme l’enseignement supérieur européen doit dépasser les considérations nationales, l’enseignement supérieur français de qualité doit dépasser les clivages Universités / Écoles.

Mon identité et mon parcours d’étudiant et de chercheur ont été mixtes. Mon parcours professionnel l’est aussi. Une des finalités des professeurs de gestion est de répondre aux attentes des entreprises tant du point de vue de la formation de leur futurs managers que de la production de recherche dont leurs dirigeants ont besoin.

O. R : Qu’est-ce-que signifie aujourd’hui l’agrégation de gestion ?

F. B : Le concours d’agrégation des Facultés pour le recrutement des professeurs des universités est un concours très exigeant. Les candidats doivent mobiliser beaucoup de compétences et de savoir-faire en situation. A l’instar de ce qui se fait en entreprises pour les postes de dirigeants, c’est en fait un véritable assessment center avec trois épreuves distinctes appelées leçons : la première porte sur les travaux scientifiques, la deuxième est une grande leçon générale de gestion sur un thème tiré au sort et la troisième leçon est un dossier traité dans le cadre d’une spécialité.

O. R : Comment allez-vous composer votre jury ?

F. B : A parité. C’est-à-dire que je voudrais qu’il y ait quatre femmes et deux hommes à mes côtés et qu’ils représentent à la fois les grandes disciplines de la gestion des entreprises de demain et les facettes du métier de décideur.

  • Un peu d’histoire. C’est en 1819 que des économistes et hommes d’affaires, parmi lesquels Jean-Baptiste Say et Vital Roux, créent ESCP Europe. Dès ses débuts en 1819 elle reçoit plus de 20% d’étudiants étrangers. A partir de 1823 cette volonté émerge avec l’enseignement de trois langues étrangères et l’organisation de voyages d’études en Europe. 50 ans plus tard, en 1869, elle est rachetée par la Chambre de commerce et d’industrie. De quelques dizaines d’élèves dans les années 1820, les effectifs passent à 250 à la fin du XIXe siècle et à près d’un millier d’élèves les années 1970. En 1999 la fusion avec l’EAP (créée en 1973) donne naissance à son modèle actuel d’écoles multi-campus européens sous le nom de ESCP-EAP. En 2009 elle devient ESCP Europe.

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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