UNIVERSITES

« La recherche irrigue les enseignements de gestion de Paris-Dauphine »

A la fois universités et grande école, sélective, Paris-Dauphine incarne un modèle tout à fait particulier au sein de l’enseignement supérieur français. Un modèle sur lequel revient avec nous sa présidente, Isabelle Huault.

Olivier Rollot : Paris-Dauphine est l’université la plus renommée dans l’enseignement de la gestion et du management. Comment concevez-vous vos enseignements ?

Isabelle Huault : Paris-Dauphine est une université d’un type particulier, dotée d’une identité un peu hybride. D’un côté et depuis sa création en 1968, Paris-Dauphine a toujours été proche des milieux socio-économiques – entreprises ou pouvoirs publics – et très soucieuse de l’insertion professionnelle de ses étudiants. Des professionnels sont très souvent associés aux comités de perfectionnement des programmes et impliqués dans les enseignements de niveau Master et en apprentissage. En outre, très peu d’établissements d’enseignement supérieur comptent autant d’étudiants en alternance que notre établissement : leur nombre s’élève à 1200 au niveau Master.

De l’autre, nous sommes très attentifs à l’excellence académique. Nous formons des étudiants qui connaissent très bien les techniques de gestion, le management, tout en étant aptes à évoluer dans la complexité. Avec l’irrigation que leur apporte un enseignement fondé sur la recherche, ils acquièrent les capacités critiques nécessaires pour se distancier. Ce ne sont pas des techniciens du management et notre responsabilité c’est non seulement d’insérer nos étudiants dans les organisations, mais aussi de les éduquer pour en faire des cadres, des chercheurs, ou des experts responsables, capables d’évoluer, de façonner le monde de demain et tournés vers l’action réfléchie.

O. R : La « marque de fabrique » de Paris-Dauphine c’est d’abord l’enseignement par la recherche ?

I. H: L’articulation recherche / formation permet de mettre en contexte les outils de gestion ou le management. Et cela dès le début du cursus, ce que ne font pas nécessairement toutes les écoles de management. C’est cela être « dauphinois » ! La recherche irrigue les enseignements de gestion, car ces derniers sont dispensés par les enseignants-chercheurs. Cette manière de faire est fort appréciée par les employeurs et les taux d’insertion professionnelle tout à fait remarquables le soulignent : 95% de nos diplômés obtiennent, dès la sortie de Dauphine, un CDI.

O. R : Un enseignement par la recherche que vous délivrez même à des cadres expérimentés au travers d’un DBA (Doctorate of Business Administration).

I. H: Le DBA répond aux besoins de praticiens qui cherchent à conceptualiser leurs années de pratique professionnelle. Pendant deux ans, ils suivent des séminaires de recherche de niveau doctoral à Paris-Dauphine trois jours par mois, et réalisent une ‘thesis’ à l’issue de leur cursus. Certains se lancent même dans une thèse de doctorat ensuite.

O. R : Qu’attendez-vous de vos étudiants aujourd’hui ? Est-ce vrai que leur niveau en sciences a baissé ces dernières années ?

I. H: A Paris-Dauphine l’enseignement se déroule, de manière substantielle, autour de matières quantitatives comme les mathématiques et l’économie… en tout cas durant les deux premières années de Licence. Même si nous formons également assez largement aux SHS, nous recrutons essentiellement des bacheliers S et ES. Il faut donc posséder un certain bagage scientifique pour y évoluer.

Quant au niveau que vous évoquez, il faut admettre que la marche à franchir pour intégrer l’enseignement supérieur en maths après le bac est sans doute plus importante qu’auparavant. Tout simplement parce que les élèves se sont vus dispenser moins d’heures de cours de mathématiques au lycée, et doivent donc redoubler d’effort en intégrant l’université, particulièrement dans notre licence de mathématiques.

O. R : Vous le disiez : le poids de sa recherche est la grande caractéristique de Paris-Dauphine. Mais c’est quoi au juste la recherche en sciences en gestion ou en management ?

I. H: Le périmètre est assez vaste et comprend aussi bien la finance que le marketing, la stratégie, les ressources humaines, les études organisationnelles ou encore la gestion des systèmes d’’information. Certaines de ces disciplines sont proches de la sociologie, d’autres revendiquent des racines en économie. Je pense aussi que la recherche en management doit intéresser l’ensemble des acteurs de la société, les dirigeants d’entreprise comme la puissance publique, les consommateurs comme les salariés.

Cette perspective s’illustre dans le petit ouvrage que notre unité de recherche associée au CNRS, DRM (Dauphine Recherches en Management) publie annuellement autour de quelques synthèses des travaux de ses chercheurs, et dont le titre a évolué cette année pour souligner la dimension réflexive privilégiée: « L’état des entreprises » est ainsi devenu « L’état du management ».

O. R : Que répondez-vous à ceux qui reprochent à la recherche en management de se perdre parfois dans des références mathématiques incompréhensibles par le commun des mortels ?

I. H: Certains travaux de recherche peuvent être qualifiés de « scientistes » parce qu’ils offrent une vision des organisations un peu désincarnées ; en particulier, dans certaines grandes revues de recherche nord- américaines. Il me semble néanmoins possible de publier dans des revues internationales très reconnues, sans céder à cette dérive scientiste, en s’appuyant sur des méthodes rigoureuses et des recherches de terrain pertinentes pour le monde socio-économique.

En outre, Paris-Dauphine est attentive à promouvoir la diffusion des publications et la porosité entre l’espace des savoirs et le débat public : notamment, via les chaires de recherche, les nombreux événements organisés à Paris-Dauphine et les supports de ‘vulgarisation’ que nous privilégions.

O. R : De plus cette recherche coûte extrêmement cher.

I. H: La recherche en management, de plus en plus spécialisée, requiert un temps important des enseignants-chercheurs. Les coûts associés pour les institutions sont significatifs : copy editing, frais de mission pour valoriser les travaux dans des colloques à l’étranger … Tout cela répond aussi parfois à une logique d’accréditations et de classements, lesquels mobilisent de nombreux moyens humains et financiers et donnent beaucoup de poids à cette recherche « visible ».

O. R : D’autant que c’est ainsi que les enseignants sont évalués. Beaucoup plus que sur la qualité de leur enseignement !

I. H: Effectivement les publications sont très valorisées dans les carrières. Mais nous faisons en sorte de localement prendre en compte les innovations pédagogiques ou l’investissement dans la diffusion scientifique. Il n’en est pas moins vrai qu’il faudrait, de manière plus générale, rééquilibrer le poids de chacune des activités : publications, pédagogie, implication dans l’institution….

Nous portons par ailleurs une attention de plus en plus grande à la formation à la pédagogie de nos enseignants nouvellement recrutés. En début d’année universitaire, ils peuvent suivre plusieurs jours de formation. Ce dispositif a été mis en place il y a deux ans. Nous venons par ailleurs de créer un ‘Center for Teaching Excellence’, pour que les enseignants de l’établissement se forment et échangent sur leurs pratiques pédagogiques. Le poste de ‘délégué à la transformation pédagogique et aux projets innovants’, initié au début de mon mandat, vise à montrer l’importance que nous accordons à cette dimension, et à porter toutes les actions relatives à cette question dans l’établissement.

O. R : Qu’est-ce qui différencie encore la recherche en management de la recherche en économie ?

I. H: Elles peuvent entretenir des liens étroits, par exemple en finance puisque les chercheurs du domaine travaillent souvent avec des économistes. Mais la recherche en sciences de gestion peut être aussi proche de la sociologie par certains aspects, ou de la psychologie si l’on considère certains travaux en marketing. Ce qui caractérise les sciences de gestion, c’est sans doute le niveau d’analyse, l’attention portée à la dimension organisationnelle et aux processus de décision. Par exemple, un économiste de la santé ou un chercheur dans le domaine du management de la santé, analyseront ces phénomènes avec des questions de recherche, des problématisations, et des méthodes distinctes. Les cadres conceptuels, les traditions scientifiques ou méthodologiques peuvent se révéler différents mais sont souvent complémentaires.

O. R : Cette recherche peut-elle franchir les barrières disciplinaires ?

I. H: Les divers axes scientifiques de Paris-Dauphine sont articulés autour d‘un objet commun : les sciences des organisations et de la décision. Nous revendiquons donc pleinement la pluridisciplinarité, qui mêle sciences sociales, mathématiques, informatique, économie, sciences de gestion, droit, pour croiser divers regards, afin d’éclairer des grands enjeux sociaux ; gestion des données, régulation, vieillissement, intelligence artificielle, modèles de développement, pauvreté. L’université Paris Sciences et Lettres à laquelle nous appartenons, nous permet d’amplifier cette perspective pluridisciplinaire. L’École nationale de la Mode et de la Matière créée en 2017 sous l’égide de PSL, entre Dauphine, Mines Paris et l’ENSAD en est un bel exemple.

O. R : Comment faites-vous pour recruter des enseignants, notamment à l’international, sur un marché des professeurs de gestion qu’on sait très concurrentiel ?

I. H: Dans certains domaines, le recours au ‘job market international’ s’avère nécessaire car les compétences au niveau national sont rares. C’est le cas en finance ou en comptabilité. Nous privilégions plutôt des profils juniors au statut de contractuels de droit public, pour une durée déterminée. Nous leur versons une sur-rémunération liée à ce statut spécifique et à des exigences souvent importantes, en ce qui concerne les publications. Cette sur-rémunération est encadrée au sein d’une grille de salaire transparente que nous avons pris soin de bien formaliser.

Mais en matière de rémunération, nous ne sommes évidemment pas en mesure de rivaliser avec certaines business schools – et nous ne le souhaitons pas d’ailleurs -, afin de préserver l’équité au sein du corps enseignant. Nous sommes aussi très attentifs à la socialisation de ces chercheurs en France et leur demandons d’apprendre le français. Nous comptons aussi sur eux pour dispenser des cours en anglais, ce qui est nécessaire dans une institution orientée vers l’international comme la nôtre.

Par ailleurs, parce que nous voulons rester attractifs et promouvoir résolument la recherche, l’ensemble des jeunes enseignants aujourd’hui recrutés à Paris-Dauphine bénéficient de décharges de service d’enseignement : Exonération de deux tiers des heures de cours la première année, puis de la moitié et enfin d’un tiers, la troisième année. Mais le niveau de rémunération des jeunes maîtres de conférence est préoccupant, ce qui n’est guère de nature à favoriser l’attractivité des établissements parisiens pour les fonctionnaires : 2100€ net par mois à bac+10 ne constitue pas en effet un salaire suffisant pour vivre à Paris.

O. R : Qu’est-ce qui motive particulièrement un enseignant de Paris-Dauphine ?

I. H: Nos enseignants-chercheurs sont très motivés et fidèles parce qu’ils savent qu’ils trouveront à Paris-Dauphine un écosystème de recherche très favorable: de très bons étudiants, d’excellents doctorants, des budgets de recherche confortables et des conditions de travail satisfaisantes. Nous ne souhaitons pas établir de distinction entre des collègues focalisés sur la recherche et d’autres plus orientés vers la pédagogie car nous considérons comme fondamental de privilégier les équilibres et l’articulation entre recherche et formation. Mais, il est bien évident qu’au cours de la carrière, l’accent mis sur l’une ou l’autre activité peut évoluer et que la recherche se professionnalisant de plus en plus, il est parfois difficile de mener toutes les activités de front.

O. R : Comment vous développez-vous à l’international ?

I. H: C’est un axe fondamental de notre stratégie. Nous considérons par exemple que tous nos étudiants doivent être exposés à l’international au cours de leur formation à Dauphine. La plupart d’entre eux suivront au moins un semestre d’études à l’étranger, grâce à nos nombreux partenariats avec des universités dans le monde et grâce à nos campus à Londres, Madrid, Mannheim, Tunis, et Casablanca. Nous avons noué un partenariat stratégique avec huit autres universités pluridisciplinaires réputées, comme nous, dans les domaines des sciences de l’organisation et de la décision (Singapore Management University, University of Saint Gallen-Suisse, Wirtschaftsuniversität Wien-Autriche, FGV-Brésil, etc.), attentives à leurs responsabilité sociale et à la formation de cadres soucieux des conséquences sociales et éthiques de leurs actions. Nous y promouvons les échanges étudiants, les professeurs visitants, les innovations pédagogiques et les coopérations scientifiques. Nous comptons sur cette alliance et bien évidemment sur notre intégration dans PSL pour asseoir notre visibilité et notre réputation internationales.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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