ECOLES DE MANAGEMENT

« La très bonne recherche en management doit être connectée au monde de l’entreprise » : Frank Bournois, directeur général d’ESCP Europe

A la direction de ESCP Europe depuis la rentrée, Frank Bournois s’est ainsi vu confier les clés de l’un des fleurons des écoles de management françaises, régulièrement classées parmi les trois premières dans les palmarès. Une école vraiment internationale implantée sur cinq campus européens (Paris, Londres, Madrid, Berlin et Turin) avec aujourd’hui plus de la moitié d’étudiants non français. Son principal défi : encore plus marquer la dimension multiculturelle de son école dans un environnement économique difficile.

Olivier Rollot (@O_Rollot) : Vous venez d’arriver à la tête d’ESCP Europe. Quel regard portez-vous après ces trois premiers mois ?

Frank Bournois : Je suis vraiment émerveillé par la qualité des équipes et des projets. Chaque jour, je découvre une véritable « ruche » de créativité. Le tout dans un environnement européen certes complexe avec nos cinq campus mais bien en rapport avec l’objet de l’école qui est le management de la diversité. Alors que, dans les classements, on ne sait pas vraiment ce qui caractérise une école, je crois que nous devons mettre encore plus en avant cet aspect.

Je crois beaucoup aux stratégies de différenciation qui font le succès de L’Oréal où on se demande toujours « What’s new, what’s different, what’s better ? ». À nous de révéler et de montrer pourquoi on doit se tourner vers nous, pourquoi une entreprise doit solliciter ESCP Europe plutôt qu’une autres des 2200 business schools mondiales, comment nous sommes au quotidien pétris du management de la diversité en passant constamment d’une langue à l’autre. Notre ambition est d’être la référence internationale en matière d’école européenne de management.

O. R : Comment allez-vous procéder pour mieux mettre en avant cette identité ?

F. B : Nous sommes engagés dans un travail pour que l’école se redécouvre dans la formation de son savoir-faire européen et international. On ne peut pas s’attendre à ce que l’extérieur nous comprenne spontanément. Si on pense le travail d’une école comme une marguerite, il y a des pétales que toutes les écoles possèdent et d’autres spécifiques qui permettent de l’identifier. Cette année nous aurons par exemple moins de 50% de Français dans les deux années de notre master in management, notre programme grande école. Nous avons des méthodes pédagogiques spécifiques. Les professeurs ont des façons originales de coopérer à l’échelle des cinq campus.

O. R : La place que doit avoir la recherche est au cœur des grands débats qui agitent aujourd’hui les business school, en France et dans le monde. En tant qu’ancien président de la CEFDG (Commission d’évaluation des formations et diplômes de gestion) vous devez avoir un regard particulier sur le sujet ?

F. B : La recherche doit être évaluée à l’aune des critères internationaux même s’il y a parfois des excès. Je découvre parfois des articles de gestion qui sont incompréhensibles, pour la plupart des dirigeants. Mais les revues de haut niveau n’en restent pas moins des garantes de la production scientifique des enseignants avec, notamment, des procédures d’« auscultation à l’aveugle » [les experts des revues ne savent pas qui est l’auteur de l’article qu’ils jugent] très bien établies.

Il importe de gérer le corps professoral de manière dynamique. Ce n’est pas parce qu’on a eu un jour une médaille d’or – une publication dans une revue de premier rang – qu’on doit toute sa vie être traité comme un champion absolu. Tout le monde doit pouvoir montrer qu’il a eu une forme olympique à un moment de sa carrière! De plus, nous tenons à ce que les recherches se fassent entre les campus de ESCP Europe.

O. R : Mais cette recherche n’est-elle pas parfois trop théorique, trop loin des préoccupations des entreprises ?

F. B : Ma vision est que la recherche en gestion doit pouvoir être traduite en programmes de formation « executive » pour les managers d’entreprise. C’est un impératif d’utilité pour la communauté des managers. Il ne peut pas y avoir aucun lien entre la recherche et la formation continue. Une institution d’enseignement supérieur ne peut être durable si les entreprises ne considèrent pas qu’elle possède de bons chercheurs. Comme vous le savez, tout chercheur qui a publié dans une bonne revue est éligible à des primes de publication. Je souhaite aujourd’hui que le versement de cette prime soit subordonné à la publication d’un document de deux pages qui montre comment cette recherche peut être transformée en séminaire au profit de la communauté managériale.

Si ce n’est pas le cas, les très bons cabinets de conseil vont eux même picorer et digérer les recherches des établissements d’enseignement supérieur – c’est très simple et gratuit puisqu’elles sont publiées – et leur donner un packaging adapté aux entreprises.

O. R : Les enseignants-chercheurs ont-ils tous conscience de cette nécessité ?

F. B : Je suis convaincu que la très bonne recherche en management  doit être connectée au monde de l’entreprise. Dans l’idéal, on devrait presque recruter que des enseignants qui ont passé au moins un an dans le fonctionnement intime d’une organisation. De ce point de vue, la médecine et la gestion sont deux sciences comparables car tournées autant vers la solution et le pronostic que le simple diagnostic. Un professeur de médecine qui ne serait jamais passé par un service d’urgence se priverait de réflexes et d’humanité. C’est la même chose en sciences de gestion.

O. R : On parle beaucoup aujourd’hui dans les établissements d’enseignement supérieur de la nécessité d’augmenter les ressources liées à la formation continue. Est-ce possible et dans quelles proportions ?

F. B : Qui se lancerait aujourd’hui à dire qu’on peut doubler les ressources liées à la formation continue alors que les grands groupes ne sont pas en train d’augmenter leurs dépenses de formation ? Au contraire, dans un double mouvement, elles se tournent de plus en plus vers le digital pour les réduire tout en faisant appel à des prestataires étrangers de plus en plus nombreux. La politique d’ESCP Europe est de proposer des formations de grande qualité, alignées sur les besoins de nos entreprises internationales et notamment dans la formation de leurs cadres dirigeants (senior executives) devenue une de leurs grandes priorités.

O. R : Vous avez annoncé que vous consacreriez une grande partie de votre temps à récolter des fonds en binôme avec la Fondation ESCP Europe. Où en êtes-vous ?

F. B : La jonction entre la formation continue et la recherche se fait dans des Chaires d’entreprise et je tiens à les développer. Je consacrerai donc du temps à aller visiter, avec notre fondation, les entreprises pour leur expliquer notre plan stratégique et comment elles peuvent s’y associer. C’est le devoir du directeur général d’une école d’incarner le projet de l’école et de convaincre les grandes entreprises européennes d’accompagner le développement de l’école.

O. R : On sait que les chambres de commerce et d’industrie vont voir leurs moyens partiellement amputés par le gouvernement. Ce qui va vous impacter par ricochet. Comment allez-vous vous adapter ?

F. B : Une école repose sur quatre piliers financiers : les frais de scolarité, la formation executive, sa fondation – dont les ressources sont aujourd’hui encore insuffisantes – et la subvention/contribution. Puisque le gouvernement ponctionne les Chambres (CCIR), nous allons à la fois devoir faire des efforts de productivité et augmenter raisonnablement nos frais de scolarité. En pré-master ils vont ainsi progresser de 8% à la prochaine rentrée et passer à 12000€ par an. En master, les étudiants français et de l’Union européenne débourseront eux 13500€ chaque année soit une augmentation de 11%. La qualité et l’excellence des programmes sont au cœur de nos évolutions. Nous mettons les équipes de l’école à forte contribution. Les collaborateurs sont à remercier pour leurs efforts.

O. R : Avec de telles augmentations, les grandes écoles de commerce ne risquent-elles pas de devenir de plus en plus inaccessibles au plus grand nombre ?

F. B : C’est tout à fait étonnant de voir comment ce gouvernement, en réduisant les moyens des écoles de commerce, prend le risque de créer une fracture sociale. Nos écoles risquent d’être de moins à moins accessibles à des jeunes issus des classes moyennes. Nous consacrerons donc 25 à 30% de nos nouvelles ressources (augmentation des frais de scolarité) à l’attribution de bourses.

Je ne comprends pas comment de telles décisions politiques peuvent être prises en ignorant la réalité d’un enseignement supérieur de gestion français qui est un fleuron international. Alors que nos grandes écoles sont parmi les meilleures au monde, c’est calamiteux de prendre ainsi le risque de restreindre l’accès aux écoles aux étudiants les plus avantagés financièrement.

O. R : Vous dites que les ressources de votre Fondation sont insuffisantes Pourtant vous bénéficiez du concours d’un large réseau d’anciens.

F. B : ESCP Europe peut être fière de son réseau de 45 000 alumni mais ils ne sont pas tous Français et ils n’ont donc pas tous le même degré de mobilisation dans la Fondation. Notre forte dimension internationale fait que nous vivons peut-être l’adage « loin des yeux, loin du cœur ».

O. R : Les grande écoles « consulaires », dépendant d’une chambre de commerce et d’industrie, vont pouvoir adopter un nouveau statut dit d’« établissement d’enseignement supérieur consulaire » (EESC). Quand ESCP Europe l’adoptera-t-elle ?

F. B : Nous attendons les décrets d’application d’un texte qui nous convient… à 20%, pour les 20% de notre campus français. L’ADN de ESCP Europe très particulier nous conduira dans les prochaines années à simplifier la gouvernance pour mieux piloter la réalité des cinq campus. En France, ce nouveau statut nous donnera plus de flexibilité et d’autonomie avec l’accès à de nouveaux moyens et à des sources de financement d’origine privée.

O. R : Où en êtes-vous avec le campus digital de ESCP Europe, qui devait être son sixième campus ?

F. B : J’y crois beaucoup et nous venons de nommer un nouveau Directeur, François Fourcade, Professeur émérite de l’école et très reconnu au Centre d’innovation et de recherche en pédagogie de Paris. Avec ce campus, nous devons faire fonctionner et disséminer nos pratiques dans tous nos campus en Europe, et au-delà. Pour les étudiants, ce sera la possibilité d’élaborer de manière beaucoup plus fine leur projet professionnel en prenant appui sur les nombreuses ressources offertes par le campus numérique. Je suis très attaché à l’ambition d’ « educational uniqueness »(EU), c’est-à-dire que chaque étudiant va pouvoir construire son propre parcours de développement en puisant dans les ressources numériques.

O. R : Et le projet de bachelor ESCP Europe, il est sur les rails ?

F. B : C’est un programme qui nous manquait et démarrera à la rentrée 2015 à Londres. Ensuite, sur un modèle « trois ans, trois pays, trois langues », les étudiants poursuivront leurs études à Madrid ou Turin pour le finaliser à Berlin. Une fois diplômés, ils auront ainsi une maîtrise linguistique tout à fait exceptionnelle, alliée à leurs compétences de gestion. Après leur bachelor, ils n’ont pas vocation à poursuivre leur cursus en master à ESCP Europe. Ils ne sont donc pas en concurrence avec les prépas, d’autant que ce bachelor est réservé aux non-Français.

O. R : Parmi les nombreux chantiers dans lesquels vous êtes impliqués, il y a celui de la future Comue (communauté d’universités et d’établissements) Hésam. Après le départ de quatre grands établissements, elle semblait être en péril. Où en êtes-vous ?

F. B : Avoir moins de membres réduit la complexité et je peux vous dire qu’il y a aujourd’hui une vraie volonté de travailler en commun. Mais, après beaucoup de temps passé à traiter des statuts, il est temps de démontrer cette volonté commune par des projets concrets. C’est une COMUE fascinante très centrée sur la décision publique et privée avec aussi bien des sciences de l’ingénieur (Arts et Métiers ParisTech, Cnam) que du droit ou de l’économie (Paris 1, Panthéon-Sorbonne), ENA et ESCP Europe pour le management et des établissements plus petits qui sont des ferments actifs de notre regroupement comme l’École du Louvre ou encore l’Ensci (design). Après les turbulences, nous sommes résolument entrés dans une période de confiance. ESCP Europe continuera de coopérer activement avec les établissements de la COMUE, au-delà des réalisations en cours, en matière de formation et de recherche (école doctorale avec Paris 1, etc).

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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