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L’EHESS fête ses 50 ans : entretien avec son président, Romain Huret

Elle est devenue en 50 ans une référence dans l’enseignement des sciences humaines et sociales. L’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) fête cette année ses 50 ans dans un monde où les SHS sont de plus en plus questionnées. Le président de l’EHESS, Romain Huret, revient avec nous sur les défis que rencontre son institution. Professeur d’histoire spécialiste des Etats-Unis, il s’interroge sur l’avenir qui a l’enseignement supérieur et la recherche face aux attaques de l’administration Trump.

Olivier Rollot : L’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) fête cette année ses 50 ans. Pouvez-vous nous rappeler comment est né le projet d’une école dédiée aux sciences sociales ?

Romain Huret : Tout débute à l’École pratique des hautes études (EPHE), dont le départ de la sixième section va conduire à la création de l’EHESS sous la conduite de Fernand Braudel. En 1973, lors d’un colloque à Royaumont avec Jacques Le Goff, Roland Barthes et d’autres naît l’idée de faire vivre ensemble les sciences sociales, et leur articulation avec les sciences dures, dans une école dédiée. C’est ainsi qu’en 1975, la première affiche des enseignements à l’EHESS est colorée par les sciences de la vie et de l’homme. Le dialogue avec toutes les sciences est au cœur du projet afin d’articuler une réflexion interdisciplinaire appuyée sur l’histoire. L’histoire fait le lien entre les disciplines des SHS, contrairement, par exemple, à l’Allemagne où la philosophie joua ce rôle.

O. R : Qu’est-ce qui a le plus évolué à l’EHESS en 50 ans ?

R. H : Ce qui s’est le plus déplacé, c’est le périmètre des chaires d’enseignement. Fernand Braudel ne voulait pas créer de départements d’enseignement et a privilégié des chaires comme au Collège de France. Chaque entrant apporte ainsi sa propre conception et ses thématiques. Les disciplines, les thématiques et les objets de ces chaires ont évolué : certaines se sont effacées comme les sciences dures, d’autres sont apparues comme le droit, et d’autres enfin ont pris une place plus importante comme l’économie.

O. R : Et aujourd’hui que faudrait-il faire évoluer ?

R. H : Il convient de réfléchir au modèle braudelien aujourd’hui, car il est victime de son succès, puisque l’interdisciplinarité est réclamée partout et par tout le monde. Cet anniversaire est précisément l’occasion de repenser ce modèle. La place des sciences de la vie et des sciences de l’homme pourrait également être renforcée comme nous le faisons déjà avec les mathématiques sociales ou l’archéologie.

O. R : Peu à peu, l’EHESS déménage sur le campus Condorcet à Aubervilliers. Qu’est-ce que cela change pour vous ?

R. H : Avec d’autres, nous créons l’équivalent au Nord de Paris en SHS de ce qu’est Paris-Saclay au Sud pour les sciences dures. Aujourd’hui, la moitié de nos étudiants, personnels et professeurs s’y sont installés. Ils seront 80 à 90 % en 2030 lorsque notre deuxième immeuble sera achevé.

Cette installation renforce d’abord la présence de nos 3 000 étudiants – 1 500 en master et autant en doctorat – puisque les conditions de travail y sont beaucoup plus favorables.

Condorcet propose des conditions de travail exceptionnelles, et qui ne cessent d’évoluer pour s’améliorer. Le campus n’a que des avantages pour l’EHESS avec notamment sa grande bibliothèque – l’Humathèque Condorcet – et des partenariats avec les Universités et établissements membres : Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 8 Vincennes, Paris Nanterre, Ined, etc. Tout cet écosystème qui en fait le principal lieu de formation aux sciences sociales en France et l’un des plus importants en Europe.

O. R : Comment entre-t-on à l’EHESS quand on est étudiant ?

R. H : Au niveau master, nous proposons dix-neuf mentions avec PSL, Paris 1, Paris Nanterre ou encore l’ENS. Comme pour tous les masters, les candidatures se font sur le site Monmaster. Nos masters mettent particulièrement l’accent sur la recherche : nous formons comme le veut la formule consacrée à « la recherche par la recherche » avec du travail en laboratoire et l’apprentissage de l’autonomie, et de véritables expériences du terrain de recherche. Les deux années de master constituent une bonne préparation pour l’entrée en thèse, même si la grande majorité de nos étudiants travaille ensuite dans d’autres secteurs que l’Université. Une minorité poursuit en thèse, à l’EHESS ou ailleurs.

O. R : Combien l’EHESS compte-t-elle d’enseignants-chercheurs ?

R. H : Notre assemblée compte 216 enseignants-chercheurs pour 38 laboratoires de recherche dont l’EHESS est l’une des tutelles et dans lesquels travaillent également des personnels de grands organismes de recherche : le CNRS (notre premier partenaire en sciences sociales), l’Inserm, le Collège de France, mais aussi des Universités. Nous organisons environ 800 séminaires par an, dont beaucoup permettent de présenter les recherches en cours de nos enseignants-chercheurs aux étudiants. Un exercice sans filet pour une construction de la recherche que nous voulons très expérimentale.

O. R : Aujourd’hui, avez-vous les moyens de vos ambitions ?

R. H : Nous sortons d’une période un peu difficile financièrement qui s’améliore depuis deux ans – deux millions de déficit en 2022 pour seulement 400 000 € en 2024 – avec la rationalisation de nos moyens et l’accent mis sur des objets de recherche prioritaires.

Aujourd’hui, nous cherchons à développer des projets de recherche financés et nous avons de nouveau obtenus en 2024 deux ERC. Après la période très difficile du Covid, la machine est repartie et nous devons aller chercher des financements à l’extérieur. Certains champs de recherche sont très bien financés sur des thématiques porteuses, comme l’environnement ou la santé, mais il ne faut pas oublier les fronts pionniers. Nous prenons donc bien garde à redistribuer une partie de ces financements vers des champs de recherche plus difficiles à financer.

L’importance de la recherche fondamentale en sciences sociales dépend parfois de conditions qui nous dépassent. Par exemple, les travaux sur la Russie et l’Ukraine ont été très sollicités ces dernières années. Notre mission de service public fait que nous devons financer toutes les aires culturelles si les recherches obéissent à nos critères intellectuels.

O. R : Quelles sont les grandes institutions avec lesquelles vous collaborez le plus volontiers dans le monde ?

R. H : Ce sont des institutions qui ont comme nous acté la révolution braudelienne et la disparition des départements d’études. C’est le cas de l’Institut Max Planck en Allemagne, de la New School for Social Research à New York, l’Université nationale de San Martin en Argentine ou encore de l’Academia Sinica à Taïwan. Pour bien travailler ensemble, il faut parler le même langage.

O. R : Les sciences humaines et sociales sont régulièrement montrées du doigt, stigmatisées, attaquées aujourd’hui aux Etats-Unis dans leurs financements. Pourquoi ?

R. H : Nous assistons à une instrumentalisation forte des sciences sociales souvent assimilées « au wokisme ». Je plaide pour leur meilleure prise en compte avec un travail d’explication de ce qu’elles apportent. Il y a cinquante ans, elles étaient sans doute plus ouvertes vers l’extérieur. Les grands noms de l’École savaient parler à des publics variés.

Les sciences sociales ont gagné leur pari et jamais il n’y a eu autant de maisons d’édition, de financements et de postes dans le monde. Le revers, c’est qu’elles se perdent parfois dans des postures hyper-érudites, difficilement accessibles.

Pour répondre à cette inquiétude, nous multiplions donc les actions pour aller vers le grand public en créant des programmes qui mêlent sciences sociales et sciences dures comme notre programme « Intelligence artificielle et sciences sociales ». Aujourd’hui, les IA révolutionnent le fonctionnement de l’hôpital et il faut des spécialistes de la santé, des personnels médicaux et des mondes du travail pour comprendre cette mutation technologique.

Nous devons aller vers l’extérieur et sortir du piège tendu par certains avec le chiffon rouge du wokisme. Les sorties très militantes de personnes, souvent vaguement associés à l’Université, ne doivent pas cacher le formidable apport des sciences sociales.

O. R : Vous-même spécialiste des Etats-Unis, vous venez de publier une tribune dans Libération: Sciences sociales : la France doit accueillir les chercheurs victimes de la chasse aux sorcières de Donald Trump. Comment la rhétorique trumpiste est-elle en train de s’attaquer à l’Université aux Etats-Unis ?

R. H : Nous entrons dans une période historique, peut-être déterminante, avec beaucoup de réticences vis-à-vis de la science et des SHS. Les conditions de travail de nos collègues américains sont malmenées et l’EHESS, comme tout l’enseignement supérieur français, pourrait accueillir des scientifiques empêchés de travailler aux Etats-Unis. Pour ne prendre qu’un exemple, les recherches sur la médecine et le genre – qui permettent d’identifier les biais de genre dans les diagnostics médicaux – pourraient faire les frais des mesures de Trump.

O. R : Vous recevez déjà des appels en ce sens des Etats-Unis ?

R. H : Des chercheurs manifestent effectivement leur volonté de revenir en Europe. Emmanuel Macron avait monté le programme « Make Our Planet Great Again » et je propose aujourd’hui la création d’un programme similaire sur l’excellence scientifique. Pour les chercheurs aux Etats-Unis, mais aussi en Argentine, dont l’équivalent du CNRS est en péril, faute de financements, et dans bien d’autres pays. Si l’Europe pouvait prendre conscience de cette occasion historique, j’en serais très fier ! L’EHESS saura répondre présente à ce rendez-vous !

O. R : Dans votre tribune, vous expliquez comment on ne peut plus employer des termes comme «femmes», «inclusion», «traumatisme», «égalité», «exclusion», «inégalité», «statut», «genre» si on veut conserver les financements de la principale agence de recherche fondamentale aux Etats-Unis avec plus de 9 milliards de dollars de crédits, la National Science Foundation (NSF). Comment est-ce possible ?

R. H : C’est terrible de voir comment l’aveuglement idéologique va affaiblir les laboratoires américains et faire partir des chercheurs. Dans les années 30 et 40, les Universités américaines se sont largement développées grâce à l’apport de professeurs européens, et notamment juifs, qui quittaient l’Allemagne, venus à Princeton et ailleurs. C’est d’ailleurs un point de désaccord entre Trump et Musk qui sait bien, lui, comment les laboratoires américains fonctionnent avec des post-doctorants venus du monde entier.

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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