POLITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

L’enseignement supérieur privé sur la sellette

Un débat réunissait Julien Jacqmin, professeur associé à Neoma BS, Martine Depas, banquière spécialiste des investissements dans l’enseignement supérieur privé, Stéphane Braconnier, président de l’université Paris-II Panthéon-Assas, Lynne Franjié, directrice du département d’évaluation des formations du Hcéres, José Milano, président d’Omnes Education, Gérard Pignault, vice-président de la Fesic et directeur de CPE Lyon et Martin Hirsch, vice-président de Galileo sous la houlette de Jean-Michel Catin, l’ancien directeur de la rédaction de l’AEF.

Au cours de la décennie 2010-2020, la part du secteur privé dans l’enseignement supérieur est passée de 19,1 % à 26,1 % des effectifs globaux soit 767 000 étudiants. « Le développement de l’apprentissage a également fortement modifié le modèle économique de l’enseignement supérieur privé. Ainsi, la constitution ou le développement rapide de groupes privés à vocation nationale, voire internationale, ont modifié le paysage de l’enseignement supérieur, notamment l’enseignement postbac », notait Sylvie Retailleau, la ministre de l’enseignement supérieur dans sa conférence de presse de rentrée.

Devant la diversité des acteurs, le manque de lisibilité de l’offre et la qualité variable des formations, les initiatives se multiplient : mission d’information sur l’enseignement supérieur privé à but lucratif au sein de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, groupe de travail sur un label à l’initiative du MESR, recommandations du Hcéres, tribunes médiatiques de la Cefdg ou de grands groupes comme Galileo ou encore position de France Universités. Et justement l’association des directeurs généraux des services (ADGS) organisait cette semaine un débat sur « l’Enseignement supérieur privé : concurrence ou complémentarité avec l’enseignement supérieur public ? » au Collège de France.

Une professionnalisation portée par le privé. « L’enseignement supérieur privé est un marché. Je crois que tout le monde est d’accord sur ce sujet. Mais un marché où l’offre l’emporte sur la demande », pose l’ancien président de Dauphine, Laurent Batsch, en amont du débat du Collège de France, qui a publié cette année avec la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) une étude sur L’enseignement supérieur prive en France. Et de citer ce dirigeant d’un groupe d’enseignement supérieur privé qui estimait que « l’étudiant c’est comme le béton, quand il est posé il ne bouge plus » (la durée moyenne de rétention des étudiants dans l’enseignement supérieur privé est en fait passée de 3,5 à 2,5 ans depuis 2018) tout en suggérant que « l’enseignement supérieur privé soit un bien de consommation comme un autre, avec les mêmes contraintes ».

Dans son étude Laurent Batsch met également en avant l’apport de l’enseignement supérieur privé à la démocratisation de l’enseignement supérieur, tout en regrettant que celui-ci réclame souvent le « monopole de la professionnalisation ». Ce que réfute Martin Hirsch, vice-président de Galileo : « Nous n’en avons pas le monopole bien sûr mais il n’en est pas moins vrai que l’enseignement supérieur public est bien moins professionnalisant que dans d’autres pays et c’est pour cela que l’enseignement supérieur privé s’est emparé du sujet. Il faut pouvoir commencer par des études académiques et continuer sur un cursus professionnalisant et vice-versa ». Un sujet sur lequel le président exécutif d’Omnes Education, José Milano, abonde : « Nous avons un besoin urgent de formation pour les entreprises. Je le dis aux collectivités locales : si vous voulez établir une école d’ingénieurs chez vous il va vous falloir cinq ans alors que nous pouvons lancer des bachelors très vite pour répondre aux demandes de vos entreprises ».

Une logique de complémentarité. Loin d’opposer public et privé Stéphane Braconnier, président de l’université Paris-II Panthéon-Assas qui a créé un EPE (établissement public expérimental) avec quatre écoles privées, estime que « le sujet de la concurrence est derrière nous car l’enseignement supérieur public est incapable de répondre à la demande ». Au contraire il évoque une « logique de complémentarité entre des universités, qui n’ont rien à envier à l’enseignement supérieur privé dans une logique de professionnalisation, et des partenaires spécialisés comme le CFJ ou l’Efrei » tout en regrettant le paradoxe d’un « enseignement supérieur privé qui peut avoir l’air d’être meilleur car il est payant par rapport à un enseignement supérieur public gratuit et d’excellent qualité ».

« Le débat sur la différence académique / professionnalisation est dépassé. Nous faisons forcément les deux », insiste de son côté Gérard Pignault, vice-président de la Fesic et directeur de CPE Lyon qui regrette la « difficulté que nous avons en France à avancer vite. L’idée prône chez nous l’action. Ce n’est pas faux que l’enseignement supérieur public a eu des problèmes de lenteur, même s’il y a beaucoup de progrès, tant la régulation est parfois excessive avec notamment la difficulté de créer des postes. Nous sommes complémentaires avec le public. Il faut choisir qui sont nos compétiteurs ».

Une logique économique. « Nous ne sommes pas dans une logique de profitabilité. Tous nos revenus sont réinvestis dans l’entreprise », assure Martin Hirsch dans une logique que remet en cause Julien Jacqmin : « Effectivement il s’agit de réinvestir dans les établissements possédés par des fonds mais pour revendre l’entreprise plus cher quelques années après ». « Il y a quinze ans, en 2008, personne n’imaginait qu’il y avait un marché quand Studialis s’est implantée en France avec nous », souligne Martine Depas, la spécialiste française des investissements dans l’enseignement supérieur privé qui travaille beaucoup aujourd’hui sur la création de formations très professionnalisantes pour des chômeurs pour répondre aux besoins des secteurs en tension : « Le secteur a un pourcentage de croissance important avec quatre groupes français leaders européens et un développement nécessaire du long life learning auquel ils commence à s’intéresser ».

Dans son étude Laurent Batsch explique que la spécificité des coûts dans l’enseignement supérieur est qu’ils « sont indépendants du nombre d’étudiants inscrits à partir d’un certain seuil » puisqu’ils sont « couverts par un niveau plancher de recrutement, au-delà duquel tout nouveau client n’entraîne pas de coût marginal ». Les frais de scolarité de l’étudiant supplémentaire représentent donc « presque intégralement une marge nette ».

Si ce modèle économique de coût fixe est un modèle vertueux en termes financiers, le « biais naturel d’un établissement fondé sur ce modèle est de faire du volume ». Et Laurent Batsch d’établir : « Le rapport de la marge au montant investi, la rentabilité (résultat/actif) est donc potentiellement très élevée. C’est pourquoi il a retenu l’intérêt des investisseurs ». D’autant qu’en termes de trésorerie, la gestion financière des écoles « présente la particularité de percevoir les frais de scolarité en début d’exercice (quand ils ne sont pas réglés en plusieurs acomptes) et de disposer ainsi d’une avance de trésorerie importante ». Une avance qui dispense beaucoup d’entre elles de recourir à l’emprunt.

Résultat les prix de transaction ont grimpé selon lui jusqu’à atteindre 20 fois l’EBIT de l’école (solde proche du résultat d’exploitation) ou 15 fois l’EBITDA… Qu’il faut rembourser… Dans le cas de l’achat par des fonds c’est en revendant l’entreprise. « Pour doubler la valeur de sa mise dans un temps moyen de 5 à 7 ans, l’entreprise acquise doit dégager une rentabilité annuelle de 10 % à 15 % », signifie Laurent Batsch dans son étude.

La « manne » de l’apprentissage. On le sait l’enseignement supérieur privé a beaucoup profité de la montée en puissance des financements de l’apprentissage. Enseignement supérieur : l’alternance est-elle en train de s’imposer comme le mode de formation dominant ? s’interroge même Olivier Guyottot, enseignant-chercheur à l’Inseec Grande école, dans The Conversation. « L’émergence de l’alternance dans l’enseignement supérieur conduit à faire en sorte qu’un jeune a les mêmes conditions économiques dans les formations académiques et professionnalisantes », signifie Martin Hirsch pendant que José Milano souligne que « l’enseignement supérieur privé donne grâce à l’alternance leur chance à des étudiants, souvent issus de l’immigration, qui n’auraient pas leur chance d’intégrer l’enseignement supérieur sans nous ». Et de remarquer que le « fonctionnement de l’apprentissage est très régulé avec 62% de demandes des renouvellements refusées par France Compétences cette année. Par ailleurs les niveaux de prise en charge (NPEC) sont très différents selon les établissements mais sans incitation à une meilleure gestion ». Sans oublier que le financement n’est pas réduit à celui de France Compétences puisque les entreprises payent souvent du « reste à charge ».

Une étude du ministère du Travail sera publiée prochainement pour établir la plus-value ou non de l’apprentissage dans les formations. « Nous ne savons pas aujourd’hui si l’apprentissage a joué le rôle de piédestal promis », s’interroge Julien Jacqmin quand José Milano met en exergue le coût des enquêtes sur le placement des diplômés pour répondre aux attentes du RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles) de France Compétences.

Quelles règles pour un futur label ? « L’enseignement supérieur privé manque de lisibilité, notamment pour les familles et les futurs jeunes étudiants en formation initiale, qui ont besoin d’accompagnement, de suivi et d’une pédagogie adapté à leur profil », établissait la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à la rentrée. D’où l’idée de mettre en place un label de qualité reconnaissant spécifiquement les formations qui sont « adaptées aux jeunes étudiants, en termes de pédagogie et d’accompagnement de leur parcours académique et de construction de leur projet professionnel ». Les étudiants sont parfois pris dans un hold-up, incapables de repartir en arrière après avoir été recrutés sur une promesse de qualité qu’ils ne retrouvent pas toujours dans l’enseignement supérieur privé lucratif », stigmatise Julien Jacqmin.

Aujourd’hui les règles de création d’un établissement supérieur privé sont très lâches en France. « Face à la massification l’État a favorisé la montée en puissance de nouveaux acteurs privés sans imposer trop de règles », remarque Julien Jacqmin. Une situation qu’analyse ainsi Stéphane Braconnier : « La liberté de commerce et d’industrie est protégée constitutionnellement en France d’où parfois une porte ouverte à des acteurs médiocres dans un modèle d’auto-régulation. Faut-il aller vers une régulation exogène de l’enseignement supérieur privé ? ». Faut-il donc demander aux établissements d’obtenir une autorisation préalable d’installation ? « Aux Etats-Unis c’est de nouveau le cas aujourd’hui après les années laxistes de l’ère Trump en s’appuyant sur la capacité de donner un emploi aux diplômés », signale Julien Jacqmin.

Plusieurs critères pourraient être considérés pour créer ce nouveau label, « de manière complémentaire et cohérente avec les labels existants portés par l’État, et sans redondance avec des éléments déjà évalués » :

  • le temps consacré à l’accompagnement de l’étudiant et la construction de son projet professionnel ;
  • l’acquisition de compétences transversales ;
  • la stabilité de la gouvernance de l’établissement et d’une partie au moins de l’équipe pédagogique ;
  • la transparence sur les conditions d’admission, notamment sur les droits d’inscription.

La définition de ce label et de ces critères va se poursuivre dans les prochains mois avec l’ensemble des acteurs et des ministères concernés, en associant également des représentants des étudiants et de leurs familles. « Il faudrait un minimum de formations pour recruter les professeurs et surtout une ossature académique stable », demande Martin Hirsch qui considère qu’il faut « aller au-delà de la seule satisfaction des étudiants ». « C’est essentiellement l’employabilité qu’établit le RNCP avec le risque d’induire en erreur les familles quand un établissement se dit reconnu par l’État alors qu’il n’est qu’au RNCP », se désole Lynne Franjié, directrice du département d’évaluation des formations du Hcéres, quelque peu inquiète également de voir « se mettre en place un énième label alors que les labels existants ne sont pas compris par tous ».

« Ce sont les établissements qui demanderont à obtenir ce label et travailleront pour cela avec organismes de certification dont le Hcéres (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) », promet la ministre qui espère remettre les premiers labels en 2024. Sous la houlette du Hcéres ? Celui-ci évalue déjà un certain nombre d’établissements privés : établissements d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (EESPIG) mais aussi les établissement d’enseignement supérieur consulaire (EESC) ou des écoles privées si elles le demandent. Avant son départ pour l’Institut polytechnique de Paris Thierry Coulhon, son président, avait évoqué la création d’un « Qualiopi+ ». A suivre…

  • Posant des questions très incisives en amont mais beaucoup plus consensuelle lors de ses auditions auxquelles sont conviés tous les acteurs institutionnels de l’enseignement supérieur, mais aussi l’Etudiant et Studyrama, la mission d’information sur l’enseignement supérieur privé à but lucratif a pour objectif de « dresser un état des lieux de ce secteur dynamique qui, tout en recouvrant des réalités très diverses répondant à une grande variété de statuts, connaît ces dernières années une croissance importante et soulève un certain nombre de légitimes interrogations ». La mission d’information présentera une « analyse des causes de l’attractivité des établissements d’enseignement supérieur privé lucratif et de leur développement, abordera les enjeux de lisibilité et de qualité de l’offre de formation de ces établissements et s’interrogera sur les modalités de leur fonctionnement et de leur financement, notamment au regard d’éventuels fonds publics ». Enfin, les rapporteures (Béatrice Decamps et Estelle Folest) « étudieront les diverses propositions portant sur la régulation et la transparence de ce secteur ».  
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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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