Parce qu’elle est implantée sur six campus en Europe, parce que la dimension numérique y était déjà très présente, ESCP était sans doute l’école la mieux préparée à surmonter la crise de la Covid-19. Et maintenant ? Avant le confinement son directeur général, Frank Bournois, nous livrait sa vision d’un univers des business schools en profonde mutation.
Olivier Rollot : Cette rentrée reste dominée par les conséquences de la pandémie de la Covid-19. On le voit les campus ferment les uns après les autres ou sont fortement affectés. Qu’en est-il de ceux de ESCP ?
Frank Bournois : Nous appliquons 80% de règles communes avec 20% d’adaptations à la situation et aux directives locales. Nous gérons ce que nous appelons à Londres des « bubble groups », c’est-à-dire des groupes de 35 à 50 étudiants qui restent le plus souvent ensemble avec des créneaux horaires spécifiques. S’il y a un problème nous pouvons isoler le groupe concerné comme nous venons par exemple de le faire sur notre campus de Madrid pour des étudiants de deuxième année de bachelor. A Berlin, la situation est très différente puisque les étudiants n’ont même pas besoin de porter un masque pourvu que la distanciation sociale soit respectée.
A Paris nous sommes rentrés en 100% présentiel pour les professeurs, le staff pour mieux accueillir les élèves. Désormais depuis le 6 octobre, nous appliquons le taux maximal de 50% et nous autorisons le télétravail jusqu’à trois jours par semaine. Nous sommes aussi de plus en plus efficaces dans notre gestion avec l’agence régionale de santé (ARS) et ses équivalents européens. Nous nous consultons également chaque semaine avec le directeur général de la CCIR Stéphane Fratacci, le directeur général adjoint en charge de l’enseignement, de la recherche et de la formation Jean-Luc Neyraut, et les directeurs de HEC et l’Essec. De même la coordination est intense avec la présidente et les collègues du Chapitre des écoles de management de la Conférence des Grandes écoles.
Il est aussi intéressant de regarder ce qui se passe ailleurs. Au Royaume-Uni les universités de Manchester et Glasgow demandent ainsi aux étudiants de rester entre eux et de ne pas repartir voir leurs familles. Ils sont en quelque sorte « sous clé » (« locked down ») sur leur campus comme l’a titré The Guardian.
O. R : La solution c’est l’enseignement à distance ?
F. B : Je ne crois pas au digital pur. La règle que nous nous sommes fixés c’est le « 20/40 » : au moins 20% d’enseignement numérique et au moins 40% d’enseignement présentiel dans chaque cursus. Ce qui laisse aux professeurs une marge d’appréciation tout en sachant que la partie présentielle ne peut en aucun cas descendre sous les 40%. C’est tout l’enjeu du « Phygital Management Education » que nous mettons en œuvre parce que l’enseignement purement digital c’est un peu la même chose que lire un « Guide du Routard » sans voyager !
Si on n’est jamais allé travailler dans une entreprise allemande, jamais sorti dans la rue en Allemagne on peut toujours essayer d’en parler grâce à des guides mais cela n’a rien à voir avec les parcours et les expériences que nous proposons. Nos campus – hérités du modèle historique de l’EAP – permettent cette acculturation. Le contact humain, l’empathie, l’adaptation à chaque profil, mais aussi le temps passé dans l’école et dans la capitale (car tous nos campus sont urbains !) sont autant de caractéristiques qui constituent le cœur de notre métier.
Ce que vient chercher l’étudiant, ce pour quoi il a travaillé pour nous rejoindre, ce pour quoi il paie, c’est pour acquérir des expertises de très haut niveau dans le cadre d’un échange avec leurs professeurs, leurs camarades de tous horizons. Il n’y a pas très longtemps nous avons remis un diplôme de docteur honoris causa au ministre des Finances du Luxembourg devant un nombre très important d’élèves. Au-delà de la personnalité exceptionnelle que nous recevions sur la thématique du développement durable et de la solidarité européenne, ils étaient aussi venus parce qu’ils recherchent des occasions de se rencontrer. Nous devons à nos étudiants cette garantie d’un enseignement présentiel mais aussi une garantie sanitaire qui passe par un pourcentage d’enseignement numérique.
Pour les étudiants extra-européens qui n’ont pu rejoindre un de nos campus, nous avons aussi développé des enseignements totalement à distance.
O. R : L’enseignement supérieur semble finalement s’être assez bien adapté à la pandémie. C’est votre sentiment ?
F. B : En 1854, lors de l’inauguration de l’Ecole Centrale de Lille, Louis Pasteur tient un discours au cours duquel il prononce cette phrase célèbre : « Souvenez-vous que dans les champs de l’observation le hasard ne favorise que les esprits préparés ». La Covid-19 a été un accélérateur de transformation dans un secteur qui était déjà prêt à se transformer. J’y vois trois grandes évolutions à venir, déjà identifiées mais qui vont arriver plus vite que prévu.
La première est l’arrivée de nouveaux entrants et, en premier lieu, les GAFAM (ou les BATX chinois). Les Google, Facebook, Apple… disposent d’une surface financière qui leur permet potentiellement d’investir des milliards pour acquérir des business schools ou de grandes universités. Ils peuvent imaginer délivrer ensuite un enseignement gratuit, qu’il soit ou non en ligne. Cela doit nous amener à caractériser mieux encore la valeur ajoutée de nos écoles. Soit nous nous disons que cela passera (« Do nothing, wait and see »), soit nous réagissons en fusionnant des établissements, soit nous développons des partenariats avec les entreprises du digital ou du Conseil en gardant bien à l’esprit ce qu’ils n’ont pas et ce qu’ont font mieux que nous.
La deuxième évolution est bien sûr la montée en puissance du numérique et tout ce qu’il permet (IA, big data) qui nous permet d’amener les jeunes à faire des choix judicieux.
En troisième point, le numérique permet en effet à la fois de standardiser les enseignements et de les customiser pour répondre aux besoins individuels. Mais il met également en évidence la nécessité d’aligner le développement pédagogique et administratif, la gestion des programmes et des étudiants, qui sont aujourd’hui encore très largement distanciés. Les professeurs font leurs cours d’un côté et de l’autre l’administration suit les élèves et les accompagne en entreprise. Cela doit évoluer. A ESCP nous avons ainsi pris la décision fin juin de nommer un doyen associé à l’innovation pédagogique en tandem avec le chief digital officer – le directeur des systèmes d’information et de la transformation numérique – de l’école. Ensemble ils doivent progresser dans l’innovation pédagogique et les services aux étudiants pour repenser les parcours des étudiants. Ainsi demain nous pourrons par exemple envoyer des messages différents à chacun à l’entrée sur le campus en fonction de leur parcours, de leurs cours suivis ou non, des opportunités personnalisées en termes de conférences, de bootcamps, d’options, etc.
O. R : L’individualisation des parcours est une priorité aujourd’hui ?
F. B : Nous travaillons sur la notion d’étudiant « augmenté » dans le cadre d’un dispositif pédagogique individualisé. En fonction de ses cours, de ses choix, chaque étudiant disposera d’articles adaptés, saura qu’il faut préparer quel type de cours et recevra des rappels. Cela sera possible dès lors que l’école connaîtra les besoins, les attentes, les capacités d’amélioration de chaque étudiant.
Mais attention : c’est un challenge très exigeant pour l’école de bien délivrer en retour les enseignements et conseils adaptés à chaque étudiant. Sans parler des possibilités de résistance au changement – marginales je le pense – d’étudiants qui peuvent se sentir surveillés. De même dans les corps professoral et administratif. Mais je pense que la crise de la Covid-19 leur a démontré la nécessité d’évoluer dans nos pratiques.
O. R : Vous évoquiez trois évolutions. Quelle est la troisième ?
F. B : Elle concerne l’insertion professionnelle des jeunes et la qualité de leur long life learning. La Covid-19 nous amène également à nous distancier de cette croyance que notre rôle est seulement de recevoir des étudiants des classes préparatoires – ou du bac – et que nous les amenons ensuite vers les entreprises. Nous devons raisonner également en amont et en aval et c’est pour cela que nous travaillons à la création d’un ESCP, « European skills and competencies passport » qui mettra en exergue chaque filière suivie, chaque stage effectué de manière dématérialisée. L’école et l’association des alumni y travaillent ensemble de façon à établir une cartographie des groupes et des profils d’étudiants qui passent dans l’école. Cela sera également un outil pour corriger d’éventuelles faiblesses dans un parcours.
Et ce sera également un outil certifié par l’école. Au-delà de simples CV et de profils LinkedIn cela donne une garantie et une légitimité à chaque profil du côté des employeurs. En certifiant le parcours de nos étudiants nous allons sur un terrain où les GAFAM ne peuvent pas se rendre. Nous délivrerons une certification digitale réelle complémentaire de LinkedIn. Nous sommes ainsi presque dans une Blockchain certifiée.
O. R : Où en est la réalisation de votre plan stratégique « Brand & Size » lancé en 2018 ?
F. B : Lancé en 2018 notre plan stratégique « visait à développer à horizon 2022, la taille critique de l’école et son positionnement d’excellence à l’international. Avec un an d’avance, ESCP atteint ses objectifs et se projette sur la préparation du plan stratégique 2022-2026 qui impliquera toutes les parties prenantes de l’école. Sans prétendre atteindre un jour les 50 000 étudiants nous nous projetons vers la constitution d’une université de petite taille, de l’ordre de 15 000 étudiants, quand nous en recevons 7 000 aujourd’hui. Le tout en nous inscrivant dans un système de valeurs qui vont aller au-delà de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) puisque nous parlons déjà aujourd’hui d’ESG pour « environnement, social et gouvernance », à l’instar des grands groupes en pointe sur le sujet. La nomination au Comité exécutif de l’école d’un Dean associé au développement durable s’inscrit dans cet engagement au cœur de notre mission, et auquel nos étudiants sont de plus en plus attentifs en nous présentant leurs priorités. Avec la poursuite de l’excellence académique, pédagogique et expérientielle, cette dimension sera un des piliers de notre stratégie à venir, conforme à notre statut unique d’école européenne qui nous permet un regard original mais nécessaire sur le monde d’aujourd’hui.
La crise de la Covid-19 a également montré la nécessité pour les business schools d’être réactives pour répondre aux besoins des entreprises. Ce qui nécessite d’avoir un corps professoral hyper connecté au monde de l’entreprise. Nous devons mettre en place des dispositifs pour avoir des enseignants en prise concrète avec les entreprises, notamment dans leur recherche. Avant chaque recrutement nous allons donc financer, à 50/50 avec les entreprises, le passage pendant quatre mois de nos nouveaux enseignants dans une entreprise. Nous avons aussi recruté Dominique Pépin, un alumnus qui a effectué sa carrière à Saint-Gobain en spécialiste de la gestion des compétences et des hauts potentiels. Il reprend la career service et les relations entreprises. Nous faisons donc beaucoup de cross-fertilisation entre les deux mondes !
O. R : L’actualité de ESCP c’est aussi la rénovation de ses locaux parisiens. Où en êtes-vous ?
F. B : Nous partons pour quatre ans de travaux de 2022 à 2026 qui vont coûter 150 millions d’euros. Nous devrons quitter temporairement nos locaux historiques de l’avenue de la République pour un autre site. D’autres projets immobiliers sont également en cours sur nos autres campus, qui se sont fortement développé ces dernières années. J’ajoute que nous venons de prendre une participation de 10% au sein de la Kozminski University, la business school de Varsovie qui héberge notre campus.
O. R : Il y a quelques semaines The Financial Times expliquait, en exergue de son classement annuel des business schools, que ces dernières avaient finalement plutôt profité de la crise de la Covid-19 en relançant les inscriptions dans plusieurs de leurs programmes. Est-ce un point de vue que vous partagez ?
F. B : Les business schools les mieux placées, auxquelles s’intéresse le Financial Times, ont certainement profité de l’effet « valeur refuge » que l’on constate toujours en période de crise. On voit ici de façon très concrète l’importance de la marque. Sur certains programmes nous avons ainsi reçu de 30 à 40% de candidatures supplémentaires. Au total nous avons cette année reçu 13% d’étudiants en plus en flux entrants pour une moyenne de 20% de candidatures en plus. Notre sélectivité a donc encore progressé.
J’ai eu le privilège d’intervenir aux côtés de Franck Bournois pour préparer des milieux humains aux situations de haute turbulence. On voit dans ces lignes cet appétit créatif absolument vital désormais. Je cite souvent à l’appui ces lignes de John Barry, qui a beaucoup travaillé sur les innovations dans l’enseignement de la médecine aux US à la fin du 19ème siècle : “Shortly before the Great War began, the men who wanted to transform American medicine succeeded. They created a system that could produce people capable of thinking in a new way, capable of challenging the natural order.” Alors que nous entrons dans des espaces inconnus, marqués par l’effervescence systémique et le chaotique, les perspectives et modalités indiquées et mises en action par Franck Bournois sont particulièrement stimulantes.