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Stratégie d’école : Grenoble EM racontée par Thierry Grange

C’est l’une des grandes figures des écoles de management françaises qui vient de prendre sa retraite. Jusqu’ici président de conseil stratégique de Grenoble EM, Thierry Grange a dirigé l’école de 2002 à 2012 et ainsi largement contribué à la faire entrer dans le top 6 des meilleurs business schools françaises. Mais c’est aussi un expert reconnu dans le monde entier pour son activité au sein des deux grands organismes d’accréditation que sont l’AACSB (Association to Advance Collegiate Schools of Business) américaine et l’EFMD. Regard d’un homme qui a largement contribué à le créer sur un univers d’excellence reconnu dans le monde entier : la business school à la française.

Thierry Grange (photo : Pierre Jayet)
Thierry Grange (photo : Pierre Jayet)

Olivier Rollot : D’où vient le succès des écoles de management françaises, aujourd’hui les plus reconnues en Europe avec les Britanniques selon le classement de référence établi chaque année par The Financial Times ?

Thierry Grange : Les raisons de ce succès remontent à loin. Historiquement la France est avec les États-Unis l’un des deux seuls pays qui a développé des « vraies » business schools. Aux États-Unis il s’agissait de former les cadres qui allaient construire la nation, en France de « contourner » des universités que les sciences de gestion n’intéressaient pas (elles n’apparaissent en tant que discipline propre qu’en 1974). Partout ailleurs dans le monde ce sont des facultés d’universités qui dominent. Or les deux systèmes sont très différents : une école (de droit, de médecine ou de business) prend des connaissances un peu partout dans une logique horizontale quand une faculté réfléchit verticalement. Les Français avaient déjà de bonnes écoles avant tout le monde !

O. R : Mais maintenant il y a des business schools partout !

T.G : Elles s’appellent business schools pour pouvoir entrer dans les classements mais ce sont souvent des facultés rebaptisées à à Cambridge (avec la Judge business school) ou encore Oxford avec la Saïd business school. Plus récemment en Chine nous ne pouvions pas accréditer des facultés de 75 000 étudiants comme des business schools. Il a fallu « couper des tranches » pour définir ce qu’était l’entité business.

O. R : En France les business schools étaient longtemps trop locales.

T.G : Nous avions de l’avance mais nos écoles de commerce souffraient d’être moins prestigieuses que les universités tout en étant plus efficaces du point de vue du développement industriel. Mais elles étaient encore locales. Tout a changé dans les années 80 quand nous avons créé des concours nationaux parce que les écoles ont compris que leur qualité principale venait de la qualité de leurs étudiants et qu’il fallait aller les chercher sur tout le territoire. Mais pour les attirer il fallait investir en professeurs, bâtiments, innovation pédagogique, etc. alors qu’auparavant il y avait surtout des contributeurs à temps partiel et que le poste de directeur n’était la plupart du temps pas un travail à plein temps. En 1984 sort aussi le premier classement.

Dans cet environnement hyper concurrentiel, les écoles de commerce françaises deviennent petit à petit des « sportifs de haut niveau ». Quand en 1987 commence à se développer le programme Erasmus et que la France en devient un très important contributeur – et en particulier les écoles de commerce dont les étudiants ont forcément besoin de se frotter aux autres cultures – elles se rendent compte de leur valeur. Face au conservatisme foncier de l’enseignement de la gestion en Europe, elles réalisent qu’elles ne sont pas les écoles « pour fils à papa » qu’on leur a longtemps reproché d’être. Confrontées à des business schools qui ne vivaient pas un environnement concurrentiel, elles n’en ont fait qu’une bouchée !

O. R : Les accréditations ont beaucoup contribué à établir cette hiérarchie.

T.G : Aujourd’hui encore les Français et les Britanniques se battent pour avoir le plus d’écoles accréditées en Europe. Le Grande-Bretagne est le seul autre pays en Europe où la concurrence est aussi vive qu’en France et la propension à obtenir une accréditation est directement liée à cette compétition. 23 écoles françaises sont accréditées par l’AACSB contre seulement sept en Allemagne où la concurrence a longtemps été inexistante puisqu’on devait forcément étudier dans son land. Mais là aussi la demande d’accréditation des business schools est en hausse car beaucoup veulent montrer leur qualité.

O. R : Une autre force des écoles de management françaises c’est leur réactivité.

T.G : Une école de management est capable de créer très rapidement des diplômes (des MSc, des mastères spécialisés, etc.) pour répondre aux besoins du marché quand il faudra des mois à une faculté de gestion pour le faire. Quand le professeur de « corporate finance » dit ne pas pouvoir travailler sur un programme de finance de marché parce que ce n’est pas le même métier ! Mais aujourd’hui, même si les écoles restent leaders dans la « bataille du master » les bonnes universités sont devenues de sérieuses concurrentes de même que quelques IAE.

O. R : Mais voilà aujourd’hui le modèle est à réinventer dans un contexte concurrentiel international de plus en plus fort et face à des réformes françaises qui obèrent les financements des écoles (réforme de la taxe d’apprentissage, baisse des revenus des chambre de commerce et d’industrie pour les écoles consulaires comme la vôtre, etc.).

T.G : Nos écoles sont des sportifs de haut niveau qui reviennent bardés de médailles dans des clubs de sport sous financés qui appartiennent à des institutions qui ne sont pas forcément le meilleur propriétaire. Nous n’existons pour beaucoup pas légalement puisque nous sommes de simples départements de chambre de commerce et d’industrie. Or, appauvries par la réforme de leurs dotations, ces CCI n’ont aujourd’hui plus les moyens de soutenir leurs écoles. Quant à celles qui sont sous forme associative ou seules, comme l’Edhec, elles apprécient certainement l’indépendance de gestion que leur confère leur statut mais ne sont pas forcément dans les meilleures dispositions pour se développer. Aujourd’hui il faut réinventer nos deux modèles : académique et économique.

O. R : On a beaucoup fusionné ces dernières années pour réinventer ce modèle.

T.G : Le regroupement d’écoles qui ont des problèmes – type France Business school – ne peut rien résoudre. En 1993 déjà il y avait eu des projets. Les ESC Rennes et Brest avaient bien failli fusionner par exemple. Mais les chambres de commerce et d’industrie étaient encore bien trop accrochées à leur modèle local.

O. R : Au-delà de la France n’est-ce pas l’économie de toutes les business schools qui est remis en cause dans le monde ? Notamment avec l’inflation des salaires des professeurs qui devrait encore s’accentuer avec l’entrée dans la compétition des business schools des pays émergents.

T.G : C’est comme l’histoire de Borges dans lequel un général se plaint que les armes modernes, si efficaces !, soient si chères. Dire que la concurrence est rude est un bon moyen pour les business schools d’obtenir des moyens. Cela dit avec aujourd’hui 200 millions de personnes qui apprennent le management dans le monde (en présentiel ou en e-learning) le peu de professeurs disponibles ne peut pas couvrir les besoins. D’autant que beaucoup, embauchés dans les années 70 au moment du boom de l’apprentissage du management, prennent leur retraite.

Pour répondre à la demande – il manque environ 1500 professeurs de gestion en Europe et autant aux États-Unis – il faudrait que les programmes doctoraux produisent des quantités colossales d’enseignants. Quand on sait qu’il faut au moins cinq ans pour « fabriquer » un professeur de gestion on comprend que le peu de professeurs disponible sur le marché monnaye très cher ses services.

O. R : Quelle solution alors ?

T.G : La solution c’est de recourir à d’autres méthodes pédagogiques comme les MOOCs dans le cadre de trois évolutions qui forment une révolution :

– les nouveaux enjeux du e-learning :

– le changement de mentalité des étudiants « digitaux » ;

– le contenu même des enseignements de management.

Sur ce dernier point la question est de savoir s’il faut enseigner l’art de savoir ce dont on a besoin ou continuer à dispenser une bonne culture générale.

O. R : La culture générale c’est un peu la marque des grandes écoles françaises et des prépas !

T.G : Le système français produit les meilleurs diplômés. La preuve : dans les conseils d’administration des grandes entreprises européennes ils sont la nationalité la plus représentée après, bien sûr, les cadres locaux. Pourquoi ? Mais parce qu’ils sont brillants à l’oral, qu’ils peuvent disserter sur tout en ajoutant des citations à propos et produire d’excellents raisonnements bien étayés.

Aujourd’hui la culture générale est maltraitée en France mais reste incomparablement plus forte qu’ailleurs. J’espère qu’un groupe de directeur d’écoles de management aura un jour l’idée de faire dans le monde la promotion de nos étudiants comme le fait le Comité Vendôme pour le luxe à la française ! Cela peut paraître futile mais l’art de la conversation est plus que jamais primordial dans un monde de réseaux où la capacité à communiquer est de plus en plus importante. La très grande culture de nos diplômés leur permet de comprendre l’autre partout dans le monde. Pour les meilleurs des jeunes Français c’est une arme et une arme amusante à manier.

Mais attention, cette culture générale – qui comprend aussi bien de la philosophie, que de la géopolitique ou même des maths de haut niveau qui ne servira peut être plus jamais mais fait partie des bases nécessaires -, cette culture générale doit être à jour. Commenter un article récent du Spiegel qui se demande pourquoi Claudia Schiffer n’est pas l’égérie de l’Allemagne, est plus intéressant que de se plonger dans une traduction de Goethe.

J’ajoute qu’il faudrait en plus enseigner l’histoire du management dans nos écoles, comme on le fait dans les bonnes business schools anglo-saxonnes : on découvrirait souvent que de nouvelles idées ont déjà été appliquées et on irait deux fois plus vite dans l’innovation sans commettre les mêmes erreurs.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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