Dans un beau livre qui vient de paraitre, CentraleSupélec, inventeur d’ingénieurs », CentraleSupélec raconte près de 200 ans d’histoire. L’occasion de revenir aux sources d’une école leader tout autant que de s’intéresser à son présent avec son directeur général adjoint, Philippe Dufourcq.
Olivier Rollot : CentraleSupélec se raconte dans un livre aux Editions du Cherche Midi, « CentraleSupélec, inventeur d’ingénieurs ». Pourquoi avoir choisi cette année pour publier ce livre ? Vous ne fêtez pas d’anniversaire particulier.
Philippe Dufourcq : Mais si. La sortie de la première promotion des étudiants du nouveau cursus CentraleSupélec. Certes beaucoup sont encore en césure mais c’était important de célébrer ces premiers diplômés en 2021. Ce livre est aussi un moyen de redonner du sens à l’histoire de notre école et de souder la communauté centralienne autour de femmes et d’hommes qui ont marqué l’histoire industrielle, scientifique et sociétale, en France et à l’international : André Michelin, Armand Peugeot, Louis Blériot, Louis Breguet, Louis Leprince Ringuet, Jean-Luc Lagardère, Francis Bouygues, Thierry Breton ou encore Boris Vian ou le chanteur Antoine.
O. R : Qu’est-ce qui caractérise toujours CentraleSupélec 192 ans après sa création ?
Ph. D : Tout est dans le titre de l’ouvrage : CentraleSupélec est un « Inventeur d’ingénieurs ». Depuis bientôt 200 ans nous avons toujours eu la volonté d’inventer des ingénieurs pour la société et l’économie. Cela nous a toujours distingué d’autres écoles crées pour former des commis de l’Etat. Fomer des ingénieurs pour l’industrie a toujours été dans l’ADN de Centrale et plus tard de Supélec qui est née de son côté avec l’apparition de l’électricité. Aujourd’hui nous formons toujours des ingénieurs pour qu’ils soient efficaces pendant quarante ans. Pas d’obsolescence programmée chez nous !
O. R : Comme l’ensemble des écoles d’ingénieurs les plus renommées vous formez des ingénieurs dits « généralistes ». Comment définiriez-vous un ingénieur généraliste ?
Ph. D : C’est une question à laquelle j’ai souvent dû répondre à l’étranger, notamment en développant Centrale Casablanca au Maroc où la notion d’ingénieur généraliste n’existait pas. D’autant que quand on pense à généraliste on pense à un médecin qui ne se serait pas spécialisé. Un ingénieur généraliste c’est comme dans un orchestre : il y a beaucoup d’instrumentistes et un chef d’orchestre qui est moins bon que chacun d’entre eux dans la pratique de leur instrument mais est capable de tous les diriger. Un ingénieur généraliste c’est quelqu’un capable de manager d’autres ingénieurs, et pas seulement, après avoir reçu une formation large qui le met en capacité de traiter beaucoup de sujets scientifiques sans jamais être au niveau d’un spécialiste. Un ingénieur généraliste c’est quelqu’un qui permet à toutes les compétences de travailler ensemble.
O. R : Avec la montée en puissance des technologies partout, est-ce le manager de demain ?
Ph. D : C’est un manager formé pour les sciences. Il n’a pas vocation à tout manager. Pour qu’il soit vraiment efficace il faut qu’il y ait des technologies à maîtriser. Il est donc très bien placé pour diriger dans tous les domaines qui engagent des sciences.
O. R : Aujourd’hui CentraleSupélec est un membre éminent, fondateur, de l’université Paris-Saclay. Qu’est-ce que vous apporte cette grande université cette année classée 14ème mondiale dans le fameux Classement de Shanghai ?
Ph. D : Et aussi première mondiale en mathématiques, devant Princeton, et 9ème mondiale en physique ! Paris-Saclay est aujourd’hui un élément stratégique très fort pour nous. Paris-Saclay nous ouvre encore plus grandes les portes du marché international. Alors que nous n’avons plus à faire nos preuves en France le recrutement des « free movers », ces étudiants susceptibles de s’inscrire partout dans le monde, qui passent d’un pays à l’autre pour se construire un programme, cherchent ce qu’il y a de mieux partout, est devenu crucial. Aujourd’hui sur une population de 250 millions d’étudiants dans le monde, plus de cinq millions sont des « free movers ». Or quand ils regardent du côté des grandes universités américaines asiatiques, ce sont des universités pluridisciplinaires qui tiennent le haut des classements. Ces étudiants ne s’intéressent pas seulement à une école d’ingénieurs mais à tout un environnement tel que peut leur proposer une grande université comme Paris-Saclay.
Dans ce cadre être un membre fondateur comme l’est CentraleSupélec est important. Nous faisons partie des fondations et des fondamentaux. Sans ses Grandes écoles Paris-Saclay serait bancale. Nous lui apportons nos compétences en ingénierie à l’image de ce qu’on trouve dans les grandes universités américaines comme Caltech ou autres dans lesquelles l’école d’ingénierie est un pilier indispensable. Nous lui apportons également notre connaissance du monde économique et nos 180 partenaires industriels.
Et en retour Paris-Saclay nous apporte une forme compréhensible pat tous partout dans le monde. Sans oublier dix Prix Nobel que nous mettons en avant et auprès desquels certains étudiants pourront effectuer leur thèse. En pilotant la Graduate School Sciences de l’ingénierie et des systèmes nous avons 2,5 fois plus de puissance que n’en avait CentraleSupélec seule.
O. R : Il y a Paris-Saclay et il y a le Groupe des Ecoles Centrale qui regroupe le cinq écoles Centrale françaises. Comment faites-vous cohabiter ces dimensions territoriale et nationale ?
Ph. D : Ils ont des rôles bien différents. Le Groupe des Ecoles Centrale gère nos implantations internationales. Nous opérons avec des « flying professors » de l’ensemble des écoles sans lesquels grâce auxquels nous pouvons être présents partout.
Le Groupe des Ecoles Centrale opère également notre concours commun qui permet aux candidats de postuler des écoles de plusieurs segments. Par ailleurs nous tenons à ce que le Groupe des Ecoles Centrale garde une structure associative et agile. Ce n’est pas une holding dont la tête de pont serait à Paris. Chaque école a sa personnalités morale et juridique, ses colorations, qui peuvent attirer des candidats différents. Notre appartenance à Paris-Saclay n’a rien d’antinomique.
O. R : Comment développez-vous la marque Centrale à l’étranger ?
Ph. D : Que ce soit à Pékin, Hyderabad (Inde) ou Casablanca, nous implantons des formations d’ingénieur généralistes qui n’y existaient pas. Début 2000 c’est ainsi que les autorités chinoises se sont intéressées à notre modèle de formation et ont voulu le tester. Avec tout de suite un grand succès : en 2005 nous y avions reçu 300 000 dossiers pour les 100 place que nous ouvrions.
Dans chaque pays nous nous adaptons aux spécificités locales. Au Maroc notre objectif est ainsi de recevoir 30% d’étudiants issus de pays subsahariens dans lesquels les entreprises marocaines veulent s’implanter. En Inde nous avons finalement préféré ouvrir un bachelor en quatre ans qu’une école d’ingénieurs car, de toute façon, les meilleurs étudiants indiens partent aux États-Unis pour effectuer leur master. Et le succès est là avec 450 étudiants dans chaque promotion.
L’autre spécificité locale est le type de partenaires avec lequel nous opérons. Centrale Pékin est née d’un partenariat entre l’Université de Beihan (l’Université d’aéronautique et d’astronautique de Pékin) quand en Inde notre partenaire est une entreprise privée, Mahindra. Enfin Centrale Casablanca est le fruit d’un accord inter Etats entre la France et le Maroc. A chaque fois il faut réinventer le modèle, ce que des universités même expérimentales auraient bien du mal à faire, et il faut pour cela toute l’agilité qu’a le Groupe des Ecoles Centrale.
Pour nous faire connaître nous comptons aussi bien sur la réputation de nos grands anciens – Michelin, Eiffel, etc. – que sur nos 100 000 alumni présents dans le monde entier avec partout des postes intéressants et enfin sur l’agilité que nous démontrons constamment.
O. R : Nous avons beaucoup parlé du passé de CentraleSupélec. Comment vous projetez-vous aujourd’hui dans l’avenir ?
Ph. D : Nous comptons toujours nous appuyer sur les trois pieds que sont l’excellence de la recherche, qui fait que nous ingénieurs ne sont jamais obsolètes, le développement des connexions avec le monde économique, qui permet de nous actualiser en permanence, et le remise en cause permanente de notre pédagogie pour nous adapter à chaque génération. Aujourd’hui le développement du numérique, de l’Intelligence artificielle (IA) et de nouvelles réponses aux enjeux sociétaux sont au cœur des refontes de nos cursus tous les cinq ou six ans.
O. R : Quels sont les grands thèmes qui vous animent aujourd’hui ?
Ph. D : Il nous faut d’abord investir les nouveaux terrains de l’ingénieur. Avec le développement de l’informatique les ingénieurs sont plus en plus présentes dans la santé, le sport, les biotechnologies… Ensuite favoriser l’entrepreneuriat. Aujourd’hui l’innovation nait plus en plus dans des start up ou les spin off et de moins en moins dans les grandes entreprises. Enfin nous devons mieux répondre aux enjeux sociétaux en favorisant l’égalité hommes/femmes et la diversité sociale.
O. R : Il y a encore beaucoup à faire en termes d’égalité des chances ?
Ph. D : Si nous voulons jouer notre rôle nous devons être des reflets de la société civile alors qu’aujourd’hui nous nous privons de beaucoup de potentiel. Pour augmenter la valeur de nos diplômes nous devons aller chercher des talents qui ne viennent pas vers nous aujourd’hui.
Pour autant nous rejetons toute discrimination positive. Ce serait le contraire de ce qu’il faut faire en risquant de diminuer la valeur de nos diplômes. Mais c’est un travail de fond. Nous avons ainsi voté une feuille de route qui prévoit une augmentation du nombre de boursiers comme du nombre de filles de 1% par an.