« Le règne des neuf touches » : la norme GSM s’impose
Dans son livre « De mémoire vive » le directeur général de l’EPITA, Philippe Dewost nous raconte l’histoire de l’aventure numérique au travers de ses propres expériences. Co-fondateur de Wanadoo et ancien dirigeant d’une start-up acquise par Apple, Philippe Dewost a inspiré la French Tech lorsqu’il pilotait le volet « numérique » des Investissements d’Avenir à la Caisse des Dépôts. Aujourd’hui directeur général de l’EPITA, grande école d’ingénieurs en computer sciences, il intervient régulièrement en conférence, notamment sur les enjeux anthropologiques de l’après révolution numérique. C’est cette expérience que nous vous proposons de découvrir en cinq épisodes consacrés à l’un des éléments majeurs de la grande aventure du numérique : la naissance et l’essor irrépressible de la téléphonie mobile. Ce que l’auteur appelle « Le règne des neuf touches ».
10 septembre 1999 — La brise est douce alors que nous quittons le 800 Chesapeake Drive. À deux pas, les bateaux dansent doucement dans la marina de Redwood City, qui donne sur la Baie de San Francisco : certains employés viennent travailler en hors-bord chez Phone.com.
L’entreprise fondée par le Français Alain Rossmann (67) a déjà changé deux fois de nom et en changera deux fois encore. C’est une des stars naissantes de l’Internet mobile, qui adapte l’accès aux contenus pour tenir compte des caractéristiques des téléphones, qui contrairement aux ordinateurs disposent encore d’écrans minuscules et monochromes, de claviers numériques, d’une connectivité de données à la fois très lente et très coûteuse, sans parler bien sûr de la puissance de calcul et de la mémoire très limitées, autonomie oblige. L’idée est donc de travailler simultanément sur un navigateur, sur un langage (HDML) et un protocole de transport (WAP) optimisés pour des contenus mobiles qui sont initialement générés par conversion à la volée, dans des serveurs / passerelles WAP, à partir des contenus d’Internet. Nous arrivions au terme de la tournée américaine annuelle effectuée par une petite délégation conduite par Michel Bertinetto, Président de France Télécom Mobile. Quelques jours à Toronto (Microcell, Bell Mobility, Saraïde), puis à Kansas City pour une visite de Sprint, opérateur dont France Télécom et Deutsche Telekom détenaient chacun 10 %, avant de rejoindre la Silicon Valley, qui se préparait déjà à redéfinir l’industrie du mobile en quelques années, entre 1997 et 2007. En effet, le paysage allait être bouleversé à plusieurs reprises, en profondeur et à toute vitesse : avènement de l’Internet mobile, bulle de la 3G, émergence des cameraphones, apparition du smartphone, disparition de Nokia, convergence des standards, évanouissement de l’Europe, et suprématie des terminaux et de leurs écosystèmes au détriment des réseaux relégués au rang de commodités d’accès.
Initialement accessoire de luxe rendant individuel un usage jusqu’ici partagé, celui de la cabine téléphonique, le mobile s’était démocratisé à partir de 1997, pour finir dans des milliards de poches. C’est en lui qu’a convergé un autre usage partagé, celui de demander son chemin, fusionnant au passage deux services dans un seul objet connecté qui remplaça progressivement de nombreux autres devices en absorbant et en intégrant leurs fonctionnalités. Le téléphone portable a provoqué un changement sociétal profond. Utiliser un numéro de téléphone fixe, c’est savoir où on appelle : l’identité du premier interlocuteur est une inconnue levée par la question « Qui est à l’appareil ? », ce qui conduit parfois l’appelant à dévoiler, à son tour, son identité. Combien d’amours de jeunesse ont été contrariées par le filtre téléphonique inévitable que constituaient souvent les parents ? Avec le téléphone portable, on retirait le fil mais on coupait surtout le cordon : de collectif l’objet devenait personnel puisque son porteur avait désormais une identité « directe » sur le réseau. De ce fait, on sait qui on appelle sur un numéro mobile : entendre une voix différente au décroché est une expérience aussi rare que déroutante. L’inconnue est cette fois géographique, parfois horaire lorsque le fuseau n’est pas celui prévu. « Où t’es ? » est alors la formule de politesse quand il ne s’agit pas de « Je te dérange ? » Le mobile offrait en outre une alternative à l’appel : l’envoi d’un message texte, grâce à l’un des nombreux protocoles introduits en 1985, avec la norme européenne GSM. Le SMS, pour Short Message Service fut mis au point par le Français Bernard Ghillebaert de France Télécom et son homologue allemand Friedhelm Hillebrand. Il était initialement conçu pour un usage technique de signalisation : permettre aux opérateurs de transmettre des messages de services sans encombrer les canaux dédiés à la voix : le premier SMS entre utilisateurs fut envoyé le 3 décembre 1992 par l’ingénieur Neil Papworth à son collègue Richard Jarvis. Il disait « Merry Christmas », et est devenu récemment le plus cher de l’histoire (68). Dès 1993, Nokia équipa toute sa gamme d’un accès au service SMS. En 1999, son best-seller 3210 (69) allait simplifier et démocratiser la composition et l’envoi de SMS, grâce notamment à la saisie prédictive mise au point par Tegic (le T9 (70)). Les messages étaient limités à 160 caractères et il n’y avait pas d’accusé de remise, ni de lecture. Certains SMS n’arrivaient tout simplement jamais à destination, ou alors avec des retards pouvant atteindre plusieurs jours en cas de congestion des réseaux mobiles ce qui se produit encore parfois.
La norme évolua et permit, par exemple, de concaténer plusieurs messages tandis que la tarification, initialement à l’unité, convergeait via les forfaits pour devenir illimitée. L’usage fut multiplié par un facteur 100 en cinq ans. Les records de trafic culminèrent en France au nouvel an 2013, avec 1,4 milliard de messages envoyés — soit quelques dizaines par abonné — 20 ans après le lancement du service. La pratique apparue sur les premiers « 9 touches » se développait avec l’apparition des premiers terminaux à clavier introduits par Nokia (71), mais surtout par Palm avec le Tréo, et RIM avec le BlackBerry. C’est d’ailleurs à Palm qu’on doit la disposition des messages par conversation dans nos smartphones : ils étaient jusqu’alors présentés chronologiquement. Le SMS était désormais menacé par la concurrence accrue des messageries Over the Top (OTT) qui s’affranchissaient du protocole opérateur et ne nécessitaient qu’une simple connectivité Internet. Ainsi iMessage par exemple, permet, avec la même interface, d’envoyer des messages à d’autres utilisateurs de l’écosystème Apple et de bénéficier dans ce cas d’accusés de remise voire de lecture (72), de messages de groupes, et de la possibilité d’accéder à ses messages depuis tout appareil disposant du même compte iCloud. Le terminal bascule automatiquement vers le mode « SMS uniquement » avec ses messages de couleur verte en cas d’absence de connectivité Internet ou si le destinataire n’est pas équipé d’un iPhone. Les autres messageries OTT comme WhatsApp, Messenger, Signal ou Telegram nécessitent une application dédiée, n’intègrent pas le SMS mais ont en revanche étendu leur palette de services aux appels audio et vidéo. Le format du SMS a d’ailleurs conditionné la taille d’un tweet. Initialement transmis par le réseau mobile, avant le déploiement d’applications clientes (d’abord tierces, puis reprises en main par Twitter), les gazouillis de l’oiseau bleu étaient limités par la taille des SMS qui leur servaient de container : 160 caractères, moins 20 réservés à l’identifiant de l’utilisateur (@ + 19 caractères max) font les 140 caractères de la célèbre formule de Peter Thiel qui en 2011, affirme dans le Manifeste pour le Futur du FoundersFund : « Nous avions rêvé de voitures volantes : nous avons eu 140 caractères (73). »
La première ère avait été celle du téléphone de voiture et du téléphone transportable, valisettes semblables au GPS des années 1990. Celle des « 9 Touches », amorcée en France, en 1996, lorsque Guy Lafarge, alors directeur marketing de France Télécom Mobiles, lança la marque grand public OLA, couvrit une petite dizaine d’années : le BlackBerry et le Tréo en seraient les derniers spécimens. Ensuite, vint le bouleversement provoqué par la comète iPhone, qui s’écrasa début 2007 et provoqua l’extinction de masse du genre « 9 touches » et de son espèce dominante : Nokia. Le terme « 9 touches » lui-même est d’invention récente. Apparu dans la bouche des millenials, il désigne, accompagné d’une légère moue amusée, ces téléphones vintage dont le clavier occupe la moitié de la façade, et dont Nokia a réédité récemment une version avec le 3310. La téléphonie mobile a donc, en l’espace d’une demi-génération, totalement modifié le paysage et les usages du téléphone, avec une pénétration ultra rapide du marché, conduisant à une substitution presque totale de l’usage du téléphone fixe au bout de 25 ans. Les projections initiales de plusieurs opérateurs, persuadés qu’il s’agirait d’une offre exclusivement utilisée par les professionnels, ont été contredites par un multi-équipement massif de tous les foyers. Si les premiers services restaient définis et maîtrisés par les opérateurs télécom, l’émancipation des terminaux et l’avènement de l’Internet mobile ont engendré une dissymétrie de régulation fatale, reléguant en quelques années les créateurs du marché et de ses infrastructures au simple rang de fournisseurs de tuyaux. Comme sur le fixe, la compétition s’est réduite au prix, aux débits et aux volumes de données dans le cadre d’offres illimitées pour la voix et le SMS. Les appels à l’étranger, quand ils ne sont pas inclus dans le forfait, transitent désormais par les applications OTT (Over the Top) qui utilisent comme les autres la connectivité Internet. La folie des services de personnalisation enfiévra brièvement le marché, comme les sonneries de mobiles, qui firent le succès de Kiwee et de Jean-Baptiste Rudelle ou de Digiplug et de Boris Lacroix. Ces usages innovants préfiguraient un reflux de la voix comme usage principal du mobile (le terme « téléphonie » a d’ailleurs disparu), la voix ayant elle-même muté avec l’apparition récente des « vocaux » que s’échangent désormais les ados : expression typiquement millenial. Il s’agit d’un mode de communication asynchrone (74), comme le SMS, qui se substitue à la communication téléphonique. S’envoyer des vocaux évite de s’appeler et permet de maintenir une fragmentation du temps en micro-moments.
- « De mémoire vive » est publié aux éditions Première Partie. L’intégrale de la préface de Cédric Villani, les têtes de chapitres et les notes de renvoi sont accessibles surhttp://epi.to/ où vous pourrez vous procurer l’ouvrage en version papier ou ePub. »