ECOLE D’INGÉNIEURS

« Le métier d’un ingénieur ce n’est pas de répondre à un problème mais d’abord de bien poser ce problème »: Pascale Ribon, directrice de l’Estaca

Implantée aujourd’hui à Paris et Laval, à la prochaine rentrée à Saint-Quentin en Yvelines, l’Estaca est l’école d’ingénieurs des passionnés des transports. Aéronautique, automobile, ferroviaire et même spatial, elle forme depuis 1925 des spécialistes des transports en cinq ans après le bac. Sa directrice, Pascale Ribon, revient sur les grands enjeux des élèves ingénieurs et de leurs écoles aujourd’hui.

Pascale RibonOlivier Rollot : Tout en gardant vos locaux à Laval, vous allez déménager de Paris à Saint-Quentin en Yvelines à la rentrée 2015. Tout est prêt ?

Pascale Ribon : Nos nouveaux bâtiments [voir une vidéo] vont nous être livrés fin mai pour un déménagement mi-juillet. Nous allons ainsi plus que doubler la superficie de nos locaux en passant de 5000 à 12 000 m2. C’était devenu indispensable avec le développement de nos activités de recherche et nous étions vraiment trop à l’étroit dans nos locaux de Levallois. Là-bas nous pourrons monter de nouvelles activités dont un FabLab pour développer l’esprit d’entreprise chez nos étudiants.

O.R : Il est possible de créer son entreprise dans le transport ? Cela ne demande pas trop de capitaux ?

P. R : Avec les nouveaux usages de la mobilité (co-voiturage, véhicules urbains, réseaux, etc.) il est aujourd’hui possible de créer son entreprise dans le transport. Le territoire de Saint-Quentin foisonne d’initiatives et nous voulons impliquer nos étudiants dans cette dynamique. Avec l’université Paris-Dauphine, nous sommes également un des membres fondateurs du Pôle entrepreneuriat étudiants Grand Ouest, un dispositif de sensibilisation des étudiants à l’esprit entrepreneurial.

O.R : Les étudiants actuels sont donc si innovants ?

P. R : Un ingénieur doit d’abord être formé à prendre en compte les réalités physiques qui sont sa limite. Pour les rendre innovants, nous leur faisons participer le plus tôt possible à travailler sur des projets qui doivent les habituer à des problèmes mal posés. Le métier d’un ingénieur ce n’est pas de répondre à un problème mais d’abord de bien poser ce problème et, pour cela, il faut être créatif. En troisième année, nous les initions également à la recherche en travaillant aux côtés d’enseignants-chercheurs sur des projets industriels. Ainsi ils sont confrontés à la nécessité de lancer des pistes et de collaborer avec toutes sortes de profils comme ils le feront plus tard dans leur entreprise.

Être proche des entreprises qui les emploient sur des projets, comme ça va être le cas à Saint-Quentin, va aussi leur permettre de poser plus facilement des questions. C’est ce qu’on appelle « l’effet cluster » quand entreprises et établissements de formation sont proches.

O.R : Ce développement de la créativité passe-t-il également par une évolution des pédagogies ?

P. R : Nous sommes face à des jeunes qui demandent plus d’autonomie, de créativité et qui sont à l’écoute des autres tout en faisant preuve de maturité. Ils sont investis dans beaucoup d’associations et c’est un plaisir de travailler avec eux. Pour autant il faut les reformater petit à petit après des années de collège et de lycées où  ils ont travaillé dans des modalités très traditionnelles. Au fur et à mesure qu’ils développent des projets ils sont de plus en plus autonomes.

Demain nous voulons mettre à leur disposition plus de ressources numériques, notamment avec des professeurs filmés qui ouvrent des plateformes d’échanges et avec lesquels le temps de cours sera consacré à l’approfondissement de connaissances déjà partiellement acquises. Le cours devra de plus en plus être consacré à des pratiques interactives et les étudiants doivent apprendre à se poser des questions entre eux dans une logique de coopération qui leur servira toute leur vie.

O.R : On parle de baisse de niveau en maths des élèves de terminale avec la réforme des lycées. Le constatez-vous ?

P. R : Nous sommes bien obligés de constater que le niveau en mathématiques des élèves de la filière S – l’essentiel de notre recrutement avec quelques STI – a décliné avec la réforme du lycée. Nous devons donc commencer par leur inculquer toutes les bases nécessaires en maths mais aussi travailler avec eux sur le maniement de concepts qu’ils ne savent plus bien reconnaître derrière les connaissances acquises. Dans les sciences la capacité à modéliser est fondamentale et consubstantielle du métier d’ingénieur.

O.R : La dimension internationale est cruciale dans un CV aujourd’hui. Comment vous y positionnez-vous ?

P. R : En moyenne nos étudiants passent quatre mois à l’étranger entre les périodes de stage et les échanges académiques. Leur niveau moyen au TOEIC est de 750 mais nous allons le faire augmenter à la demande d’industriels pour lesquels la langue de travail est devenue l’anglais. Nous recevons également 50 étudiants internationaux par an dans notre cycle ingénieur.

Ensuite 25% de nos diplômés partent aujourd’hui travailler à l’étranger dans un secteur très dynamique à l’international. Il y a par exemple beaucoup de projets ferroviaires dans le monde. Au total 60% de nos diplômés travaillent aujourd’hui dans un contexte international.

O.R : La nécessaire créativité dont vous parlez, les entreprise permettront-t-elles vraiment à vos diplômés de l’exprimer plus tard ?

P. R : Hors les espaces de recherche et développement (R et D), il y a effectivement encore peu de libertés dans les entreprises. Beaucoup d’étudiants sont un peu déçus de travailler dans des systèmes très organisés et contraints. Les entreprises doivent se poser des questions si elles veulent garder les talents mais sont également bien obligées de maîtriser la qualité et les coûts. C’est tout un équilibre à trouver entre l’organisation, l’innovation et la liberté.

O.R : Vous développez la recherche. Le travail de vos enseignants-chercheurs est-il seulement évalué en fonctions de leurs publications ?

P. R : Le travail de nos 25 enseignants-chercheurs (et 12 doctorants) est bien sûr mesuré par leurs publications mais pas exclusivement. La recherche n’a de sens que si elle est liée à la formation et il faut évaluer le travail d’un enseignant de façon équilibrée entre ses deux missions. Nous cherchons aussi à les impliquer dans des projets collaboratifs et des appels à projets.

O.R : L’Estaca est une école associative privée. Est-ce facile pour vous de financer cette recherche ?

P. R : La France n’aime pas les écoles privées et nous place dans un modèle qui ne nous permet pas toujours de couvrir nos coûts. Les projets montés avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) ne sont ainsi couverts qu’à 50% quand ils le sont à 100% dans le cadre des projets européens. En plus de l’Estaca, je préside un centre de recherche sur les matériaux composites, le Cemcat. Là aussi nous devons trouver 50% de ressources sur nos fonds propres sur chaque projet. La vocation de l’Estaca est de faire de la R et D mais cela demande de gagner assez d’argent sur les transferts technologiques pour pouvoir les réinvestir ensuite.

O.R : Les écoles associatives privées vont pouvoir adopter un nouveau statut, celui d’établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (Eespig). Vous allez l’adopter ?

P. R : Les statuts ne sont pas encore assez bien clarifiés pour que je réponde. Mais cela sera sans doute obligatoire pour que nous contractualisions avec l’État.

O.R : Les réformes se sont multipliées cette année. Quel regard jetez-vous sur celle des stages ?

P. R : Nous tenons à ce qu’on puisse maintenir l’année de césure car c’est un dispositif qui permet de gagner en maturité tout en testant son projet professionnel. Aujourd’hui 50 de nos 300 étudiants choisissent d’en faire une et nous voyons à quel point la confrontation, en cinquième année, entre eux et ceux restés dans le cursus classique est porteuse pour tous. Un groupe de travail a été désigné sur le sujet et nous attendons ses conclusions.

Plus largement nous avons eu le sentiment que cette loi alourdit le dispositif en ajoutant par exemple une signature, celle du tuteur de stage, sur chaque convention dès sa signature. Jusqu’ici c’était l’entreprise et l’école qui signaient la convention en tant que personnalité juridique, aujourd’hui le tuteur est « intuitu personae ». Que se passe-t-il si la personne désignée ne peut finalement pas être tuteur ? On ne le sait pas.

En tout nous signons 1500 conventions de stage chaque année. Alors qu’on parle constamment de simplification, ces nouvelles règles signifient pour nous et les entreprises un surcroit de travail. Même si elles partent d’un bon sentiment, ne risquent-elles pas d’être contre productives dans des entreprises qui se plaignent déjà beaucoup des lourdeurs administratives ?

O.R : Autre réforme : celle de la taxe d’apprentissage. Là encore ne se fait-elle pas au détriment de l’enseignement supérieur ?

P. R : En favorisant l’apprentissage dans les formations de niveau inférieur au bac, cette réforme risque effectivement de mettre à mal l’équilibre financier d’un certain nombre d’établissements.

O.R : Cette année un certain nombre d’écoles publiques (Ponts ParisTech, Ensta ParisTech, etc.) ont augmenté leurs droits d’inscription et de scolarité. C’est un mouvement  qui vous paraît inéluctable ?

P. R : 7000€ par an comme chez nous c’est un investissement pour les familles. Moins on augmentera les droits mieux c’est. Maintenant il faut comparer ce coût avec des salaires en sortie qui sont, en moyenne, de 37 000€ par an. Faites le calcul : par rapport à quelqu’un qui va mettre un an à trouver un emploi les frais de scolarité sont couverts dès la première année. De plus nos étudiants n’ont pas de difficulté à emprunter auprès des banques.

Le tout est aujourd’hui de parvenir à une participation équitable alors que nous avons besoin d’investir dans de nouvelles pratiques liées au développement du numérique ou des Big Data. Si on empêche les établissements d’enseignement supérieur, notamment publics, d’augmenter leurs ressources on se retrouve dans un terrible paradoxe : en essayant de protéger les étudiants on empêche également la structure d’effectuer les changements nécessaires pour assurer leur avenir. Il y a un vrai risque sur la qualité de l’enseignement supérieur français dans un contexte international où il est crucial d’attirer les talents du monde entier.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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