Directeur adjoint de Grenoble EM, Jean-François Fiorina est un passionné de géopolitique, sujet sur lequel il revient régulièrement sur son blog. Il nous explique comment, dans l’enseignement supérieur aussi, les grandes nations développent leurs stratégies pour conquérir le flux de plus en plus important des étudiants internationaux.
Olivier Rollot : Depuis 2002 le nombre d’étudiants internationaux, qui vont étudier dans d’autres pays, a plus que doublé pour atteindre 4,3 millions en 2016. Comment fait-on pour les attirer ?
Jean-François Fiorina : Toutes les business schools cherchent à attirer les meilleurs talents du monde et il faut déjà commencer par ne pas se faire piquer les bons ! Avant on allait étudier dans sa ville et dans quelques écoles très renommées, avec Internet et le numérique les étudiants ont en 1/100° de seconde accès à des milliers de propositions en tapant « master » sur Google. De plus le coût du transport n’est plus un handicap avec la montée en puissance des compagnies aériennes à bas coût. Avec Skype on peut rester facilement en contact avec sa famille. Enfin le niveau de langue des étudiants est en constante progression. Résultat : les étudiants font « leur marché ».
O. R : Et dans les deux sens !
J-F. F : La vision française selon laquelle il s’agirait uniquement de faire venir les meilleurs étudiants étrangers est vite mise à mal quand on voit, par exemple, les étoiles qu’ont dans les yeux les élèves de classe préparatoire scientifiques quand on leur parle de l’EPFL de Lausanne… D’autant que, même si elles sont en apparence très chères, les meilleures universités mondiales proposent des systèmes d’aide très intéressants. Les familles savent qu’il vaut mieux payer un peu plus cher et passer par la London School of Economics que d’aller à l’Ecole internationale de commerce de Brive, si elle existe.
O. R : La question ce n’est finalement pas tant de recruter des étudiants que de recruter les meilleurs étudiants car des étudiants internationaux il y en a pléthore.
J-F. F : Dans le monde entier l’enseignement supérieur est en voie de massification et les étudiants sont effectivement parfois contraints à une expatriation éducative qui ne les amène pas forcément dans les meilleures marques. Mais sur place aussi on crée de plus en plus d’universités, notamment en Afrique, où s’implantent de plus en plus de business schools européennes et notamment françaises. Cette demande tient d’ailleurs autant de la croissance des économies africaines que de la difficulté croissante qu’il y a pour les étudiants africains à se rendre en Europe.
O. R : Avec un vrai problème de qualité de ces nouveaux établissements qui ouvrent un peu partout.
J-F. F : C’est pour cela que l’EFMD a créé le label Edaf Development qui permet d’entrer dans un processus de pré-accréditation auquel réfléchissent également les deux autres grands accréditeurs des business schools que sont l’AACSB et l’Amba. En Afrique il y a encore trop de népotisme et de corruption dans beaucoup d’établissements et il faut absolument y créer plus d’établissements irréprochables. Pour autant il ne faut pas qu’ils reprennent notre modèle. La mission d’un établissement africain n’est pas la même que celle d’un établissement européen et ne doit pas en être une pâle copie. Il leur faut des accréditations spécifiques sans être pour autant de 2ème catégorie. En 5 ans on voir des business schools qui sautent plusieurs générations dans la progression de leurs pratiques.
O. R : Quelle est la logique d’implantation spécifique à l’étranger de Grenoble EM ?
J-F. F : Nous sommes aujourd’hui implantés à Berlin, Casablanca, Londres et Singapour dans le cadre de partenariats avec des acteurs locaux. Il s’agit pour nous de créer des « hubs » qui matchent ave notre ADN en jouant à la fois un rôle technologique et géopolitique. Des hubs capables d’attirer des étudiants de toute la zone pour former les cadres locaux dont ont besoin les entreprises françaises. Celles-ci recourent de moins en moins à l’expatriation de cadres français mais n’en cherchent pas moins à recruter des cadres qui correspondent à leur culture managériale. Nous y envoyons également des étudiants français pour mélanger les populations.
O. R : En Afrique c’est le Maroc qui tient ce rôle de hub ?
J-F. F : Le Maroc a une stratégie de leader en Afrique appuyée par le Roi qui se rend chez ses voisins du sud pour leur proposer une stratégie à la fois politique, économique et éducative. Il faut à l’Afrique des talents bien formés, c’est à dire pas seulement académiques comme c’est encore trop souvent le cas car il s’agissait essentiellement de former des cadres de la fonction publique et des professeurs. Or aujourd’hui il est impératif de former des cadres locaux tant il est souvent difficile de faire revenir des managers et des cadres formés au Nord et qui souffrent souvent d’une forme de racisme à l’envers quand ils reviennent dans leur pays. Dans ce cadre le Maroc fait preuve d’une belle ambition en favorisant l’émergence d’un enseignement supérieur privé et en lui imposant des règles de reconnaissance.
O. R : La France reste une référence en Afrique ?
J-F. F : Elle ne fait en tout cas plus rêver les Marocains pour lesquels le Canada et les Etats-Unis ont pris le relais. Pour autant la nouvelle bourgeoisie marocaine ne souhaite pas envoyer ses enfants étudier à l’étranger dès leurs 18 ans. Dans la mesure où beaucoup d’écoles locales ne sont pas à la hauteur, il y a un vrai appel d’air pour l’installation d’antennes délocalisées de nos écoles de management. Mais attention : il y aura beaucoup d’échecs !
O. R : Quelles qualités les établissements français doivent-ils tout particulièrement travailler pour être à la hauteur des attentes des étudiants internationaux ?
J-F. F : Ils doivent d’abord monter la qualité de leur service quel que soit le lieu. Les étudiants internationaux ne sont pas prêts à payer uniquement pour une marque. Nos responsables politiques n’ont pas compris que la bataille des talents était « all inclusive » et démarrait du premier rendez-vous pour se poursuivre par l’accueil à l’aéroport et tout ce qui s’en suit. Quand on à la fois admis à HEC, Harvard et Stanford on est en droit d’attendre la même qualité de services. D’autant que les réseaux sociaux permettent de les comparer très rapidement.
O. R : Beaucoup d’Etats ont mis au point des stratégies très poussées pour recruter ces étudiants internationaux.
J-F. F : Il existe des pays importateurs et des pays exportateurs. Les Etats-Unis continuent à attirer les meilleurs étudiants sans problème mais sont challengés par des pays comme l’Australie qui ont fait de leur enseignement supérieur un véritable business. Mais sont dépendants d’étudiants chinois qui remettent de plus en plus en cause le système d’enseignement à l’anglo-saxonne en étant peu participatifs.
O. R : Mais la Chine ne risque-t-elle pas justement d’exporter de moins en moins d’étudiants ?
J-F. F : Effectivement les universités chinoises montent en puissance pour retenir les meilleurs profils, d’autant qu’ils ont parfois tendance à ne pas revenir une fois qu’ils ont étudié à l’étranger. Ce sont seulement les étudiants les moins bons qui pourraient finir par s’expatrier dans les années à venir. Par contre les autorités encouragent toujours les enfants des familles les plus riches, potentiellement à problèmes, à s’expatrier, sans forcément revenir sur le sol chinois ensuite.
Résultat : dans six à 10 ans les business schools chinoises seront au même niveau que les meilleures business schools occidentales. Elles ont d’ailleurs bien compris qu’elles pouvaient gagner du temps en présentant des dossiers d’auto-évaluation aux agences d’accréditation. Il pourrait même bien y avoir des « Equis » chinois dans les années à venir.
O. R : Certaines stratégies sont très spécifiques. L’Arabie Saoudite est ainsi passée depuis 2002 du 27ème au 11ème rang mondial avec une hausse de 260% du nombre d’étudiants internationaux accueillis sur les 5 dernières années.
J-F. F : Le tout dans un objectif de prosélytisme religieux qui attire à Médine des étudiants de toute l’Afrique qui ne quittent pas la ville pendant leurs études et repartent ensuite dans leur pays y apporter la foi musulmane telle qu’on l’enseigne en Arabie Saoudite.
O. R : Il y a finalement autant de modèles que de pays !
J-F. F : Singapour, Dubaï, la Qatar attirent également de très bons profils et permettent à de très bons établissements, comme par exemple l’Essec à Singapour, de s’implanter. Le tout est de proposer une gamme d’activités complète, de la formation initiale à la formation continue en passant par la recherche.
O. R : L’autre énorme marché éducatif c’est l’Inde. Mais pratiquement aucune grande école française, si on excepte CentraleSupélec et bientôt l’emlyon BS, ne s’y est encore implantée. Pourquoi ?
J-F. F : Parce que c’est un pays extrêmement compliqué avec des règles bureaucratiques très strictes mais aussi des business schools d’élite qui fonctionnent de toute façon très bien. Si CentraleSupélec a pu s’implanter c’est en trouvant un sponsor local. Mais il y a surement beaucoup à faire dans un pays qui sera le plus peuplé de la planète dans 20 ans. Pour autant nos étudiants préfèrent largement aujourd’hui se rendre en Chine qu’en Inde.
O. R : Et la Russie, l’Amérique latine, qu’en dites-vous ?
J-F. F : La Russie garde de très belles universités héritées du communisme, notamment dans les technologies. L’Amérique latine est loin pour nous avec le double / triple handicap de la langue (espagnol mais aussi portugais au Brésil) et un enseignement supérieur peu internationalisé et qui regarde plutôt vers le Nord du continent. De plus il n’y a pas de hub car il n’y a que très peu de mobilité entre les différents pays. Ce qui n’empêche pas la présence de très belles universités comme par exemple Monterey au Mexique.
O. R : Parlons un peu de la France. Que faut-il à notre enseignement supérieur pour retrouver de son pouvoir d’attraction ?
J-F. F : Il suffit de peu de chose. Nous souffrons d’abord de notre volonté d’universalité qui pousse à imaginer que l’université de Brive puisse être au même niveau que celle de Paris. On n’a pas fini de créer des pôles de compétitivité qu’on crée des sous-pôle pour rassurer ceux qui n’ont pas été qualifiés. Même chose pour les initiatives d’excellence, les Idex, qui sont vite complétées par d’autres plus locales, les Isite, pour que tout le monde se sente soutenu. Or nous avons besoin de faire émerger des leaders avec beaucoup de moyens et pas d’émiettement. Tout le monde doit pouvoir avoir accès à l’enseignement supérieur mais pas donner les mêmes moyens partout.
Pour progresser nous avons aussi besoin d’une agilité qui manque largement aux communautés d’universités et d’établissements (Comue). Enfin il faut permettre aux étudiants d’avoir tout sous la main : universités, entreprise, incubateurs de start up, laboratoires mais aussi stades, street art, etc. Les étudiants vont là où ils trouvent le meilleur rapport qualité / prix ! Ils ne sont pas attachés à un territoire et peuvent tout à fait partir à l’étranger si c’est là que se trouve le meilleur incubateur pour réaliser leur projet.
O. R : Il faut professionnaliser notre enseignement supérieur ?
J-F. F : Dans une école de management comme la nôtre si nous ratons une rentrée l’école est plantée pour trois ans. Il faut prendre conscience que l’éducation est une activité et un investissement. Mais il faut apprendre à mutualiser cet investissement, notamment dans l’innovation pédagogique qui repose sur des projets longs et de plus en plus technologiques. Une professeur comme Marie-Laure Massu de Neoma a besoin de temps pour faire reconnaître ses innovations pédagogiques. Il faut mutualiser et pas planifier à la française en montant des usines à gaz qui ne fonctionnent jamais. Le gouvernement peut inciter et réguler puis financer des innovations éducatives dans une perspective économique.
O. R : L’enseignement supérieur français n’est pas assez soutenu par la puissance publique ?
J-F. F : Regardez le tirage au sort. C’est un signal terrible ! Si l’université se délite nous en souffrons tous car nous sommes complémentaires sur les territoires. Certains étudiants choisissent d’ailleurs de rejoindre GEM parce que nous avons des accords de double diplôme avec l’université Grenoble-Alpes.
O. R : Mais comment faire pour convaincre des étudiants du monde entier que la France, et singulièrement Grenoble EM, est la destination qu’il leur faut ?
J-F. F : Il faut mettre en place tout un marketing international qui augmente notablement le coût de l’étudiant. Un MOOC qui attire les meilleurs talents peut dans ce contexte être un très bon investissement pour attirer les meilleurs talents. Le vrai cadre de rupture on peut ainsi le déceler dans un garage de New Delhi ou de Santiago du Chili. Mais pour attirer ces talents il faut mettre les moyens dans les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, etc.) pour démultiplie l’impact de sa communication, mais aussi les classements et les accréditations. Il faut aussi être très précis sur ce qu’on propose car les étudiants étrangers posent beaucoup plus de questions que les Français.
O. R : Quels sont vos grands compétiteurs internationaux ?
J-F. F : HEC Montréal, l’université Erasmus de Rotterdam, la London School of Economics. Mais nous avons aussi la chance de bénéficier de la réputation de Grenoble qui est très visible grâce aux jeux Olympiques de 1968, aux montagnes et à son pôle technologique. Il n’est pas rare que nous rencontrions des partenaires qui ont fait leur thèse à Grenoble INP.
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