PORTRAIT / ENTRETIENS

« Les Grandes écoles ont la responsabilité de former les futurs cadres dirigeants qui porteront les évolutions »

Président de la Conférence des grandes écoles (CGE) et directeur général d’Arts et métiers, Laurent Champaney entend bien peser avec sa conférence sur les débats à venir dans le prochain quinquennat. Climat, frais de scolarité, apprentissage lutte contre les violences sexuelles et sexistes (VSS), il nous livre le fruit de ses réflexions.

Olivier Rollot : A chaque remaniement la question revient : l’enseignement supérieur conservera-t-il un ministre de plein exercice. C’est important pour la Conférence des Grandes écoles (CGE) ?

Laurent Champaney : Nous défendons l’idée d’un ministère dédié à l’enseignement supérieur mais aussi à la recherche et à l’innovation comme c’est le cas aujourd’hui. Si on considère les défis qu’il faut relever pour la planète, il faut positionner la recherche comme un outil d’évolution indispensable. Les Grandes écoles ont la responsabilité de former les futurs cadres dirigeants qui porteront les évolutions.

R : Justement la semaine dernière des étudiants d’Agro ParisTech ont porté, pendant leur cérémonie de remise des diplômes, un discours contre le système. Leur appel à se détourner de jobs « destructeurs », auxquels « AgroParisTech forme chaque année des centaines d’ingénieurs », a eu beaucoup d’échos. Comment l’analysez-vous ?
C : Ils ont tout à fait le droit de porter ce discours. Je comprends leur démarche personnelle. En revanche affirmer que les technologies et les start up sont des outils capitalistiques, que l’école les pousse à entrer dans des entreprises, est une attitude individualiste. S’ils veulent vraiment faire évoluer le système, ils devraient entrer dans ces entreprises dont ils dénoncent les agissements pour les réformer. Ce sont des jeunes dont l’Etat a financé la formation, qui ont choisi leur formation et qui ne se comporteraient pas comme cela s’ils étaient dans l’urgence sociale.

R : Mais ce discours qui remet en cause l’enseignement reçu dans les Grandes écoles, notamment d’ingénieurs, vous l’entendez bien de plus en plus ?
C : A une autre remise de diplômes, à l’Ensam d’Angers, j’ai entendu un autre discours de la part d’autres étudiants ingénieurs. Ceux-là sont aussi conscients de leurs responsabilités, ils s’interrogent également sur leur formation mais ne la rejettent pas en bloc. Ensuite il faut faire la différence entre ceux qui veulent s’impliquer activement et ceux qui préfèrent rester dans le champ du conseil.

Nous sommes sur le fil sur ces questions environnementales avec des étudiants qui demandent plus de cours sur le enjeux climatiques, les nouveaux modèles de production ou encore l’économie circulaire et des entreprises qui restent d’abord focalisées sur des questions très techniques. Ce qui donne parfois l’impression que les écoles de s’intéressent pas au sujet alors qu’elles sont volontaristes en signant les Accords de Grenoble, en suivant la Cop 2 ou encore en adoptant les référentiels DD&RS.

En fait : nous devons tout changer tout en conservant les fondamentaux de nos formations. Un exemple : le plomb est très polluant donc il faudrait l’enlever des métaux. Mais sans plomb on ne peut pas usiner. Il faut donc former des spécialistes de l’usinage et des matériaux qui feront évoluer les méthodes. Mais ce sont d’abord des spécialistes d’un domaine avant d’être des spécialistes des transitions.

R : Les étudiants peuvent aujourd’hui faire la fine bouche car le marché de l’emploi est excellent !
C : La plupart des entreprises ont effectivement du mal à recruter des étudiants très exigeants, qui n’hésitent pas à quitter une entreprise dans les quinze jours suivant leur embauche s’ils sont déçus. Ils entrent dans une entreprise, la quittent pour monter une start up, y reviennent… De plus ils sont très exigeants sur leurs conditions de travail.

Nous voudrions former 50% d’ingénieurs en plus mais nous manquons de candidats. Nous sommes très satisfaits des classes préparatoires mais nous nous interrogeons sur ce que deviennent des lycéens qui ont abandonné la spécialité mathématiques en terminale, ne peuvent donc pas intégrer de classe préparatoire scientifique, mais n’en sont pas moins recrutés dans des écoles d’ingénieurs postbac. In fine ce sont de très bons profils.

Nous délivrons une formation en mathématiques très théorique qui permet à la France de tenir son rang et à l’université Paris-Saclay d’être classée à la première place mondiale. Mais elle exclut tous ceux qui ne sont pas dans le conceptuel.

R : Vous approuvez le retour des mathématiques dans le tronc commun du lycée ?
C : C’est une bonne chose que les mathématiques reviennent dans l’enseignement scientifique. En anglais on parlerait de STEM pour Science, Technology, Engineering and Mathematics. Un enseignement dans lequel on part des problèmes pour aller aux outils. Où on comprend par l’usage de façon beaucoup moins conceptuelle que dans nos enseignements traditionnels.

R : Selon tous les sondages, les jeunes diplômés souhaitent notamment bénéficier de deux jours de télétravail par semaine. Est-ce compatible avec les activités industrielles ?
C : Pas toujours : les entreprises industrielles ont des activités locales qui doivent être encadrées. Tous les jours.

R : Et dans l’enseignement supérieur où en est-on dans cette flexibilité du travail ?
C : Le gouvernement a évoqué la possibilité de travailler trois jours par semaine à distance et les organisations syndicales nous le réclament aussi. Aux Arts et Métiers nous avons réduit le télétravail à un jour, d’autres écoles sont allées à deux jours. Mais il faut bien comprendre que nos étudiants sont là tous les jours. Pour autant nous devons leur apporter une expérience du travail en distanciel qu’ils retrouveront une fois dans les entreprises.

R : Parmi les questions que va avoir à traiter le futur ministre il y a la question de l’augmentation des frais de scolarité dans les écoles d’ingénieurs publiques. Vous-même vous avez tenté, sans succès, de les augmenter pour votre école. Pourquoi est-ce nécessaire ?
C : Tout simplement parce que nous avons besoin de marges de manœuvre financières pour développer nos écoles. Et qu’avec tous les mécanismes que nous proposons, dont l’apprentissage, nous sommes parfaitement à même d’aider les étudiants qui seraient en difficulté. Comme le fait d’ailleurs l’enseignement supérieur privé.

Aujourd’hui nous avons d’un côté les écoles privées, dont les frais de scolarité avoisinent les 10 000€ par an, de l’autre les écoles publiques dont les frais peuvent atteindre de 2 500€ – certaines écoles sous tutelle du MESRI – à 3 500€ par an dans les ministères techniques. Et même 5 500€ pour CY Tech, largement issue d’une école d’ingénieurs privée. Aux Arts et Métiers comme dans les écoles internes des universités nous sommes bien en deçà à 601€. Mais s’il doit y avoir une action elle doit être collective.

R : Vous venez de l’évoquer : l’apprentissage permet à beaucoup de jeunes d’étudier dans de bonnes conditions. Mais comment préserver son développement alors que les financements manquent ?
C : Il ne faut en tout cas pas baisser le coût contrat. Aux Arts et Métiers il est de 8 500 à 9 500€ par an selon les formations mais chaque étudiant nous revient bien plus cher. Pour mieux gérer nos coûts nous avons d’ailleurs créé un CFA (centre de formation d’apprentis) en 2021 dans le cadre d’une filiale consacrée à la formation continue. Avec 20% d’apprentis nous sommes d’ailleurs l’école qui en compte le plus après Mines Saint-Etienne.

R : La demande d’un affermissement de l’éthique est très importante aujourd’hui chez les jeunes. Comment y répondez-vous. Notamment quand il s’agit de lutter contre les violences sexuelles et sexistes (VSS) ?
C : Comme nos étudiants, et surtout nos étudiantes, nous y portons une attention particulière. Des cas de viols avec une agression lors d’une soirée, cela n’existe quasiment pas. En revanche dans le privé cela existe. Et pas seulement des viols avec violence. Cela peut également être des personnes en situation de faiblesse qui ont des relations sexuelles non consenties.

Aujourd’hui la parole se libère mais la preuve reste difficile, et longue, beaucoup de cas dénoncés ne vont pas au bout de l’action. Pour notre part aux Arts et métiers, nous accompagnons toutes les victimes et nous amenons à la justice tous les cas. Les étudiants voudraient simplement qu’on éloigne les étudiants suspectés mais nous ne pouvons pas le faire, à moins de plaider qu’il existe un risque de désordre, tant que la preuve n’est pas faite. Nous pouvons juste changer un étudiant de campus. Nous avons eu le cas d’étudiants qui de procès en appel, toujours condamnés, n’en ont pas moins obtenu leur diplôme avant le jugement final.

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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