POLITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

TRIBUNE « Les trois paradoxes de l’enseignement » Par Frédéric Munier

Par Frédéric Munier

Professeur de géopolitique en classes préparatoires et à Skema Business School, membre du conseil d’administration de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales)

 

Dans les premières pages de L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera commente le mythe nietzschéen de l’éternel retour. Si donc nous devions agir comme si nos actions étaient appelées à se répéter encore et encore, alors note Kundera, elles nous apparaitraient « sans la circonstance atténuante de leur fugacité. » Et de noter malicieusement que « si la Révolution française devait éternellement se répéter, l’historiographie française serait moins fière de Robespierre. » Kundera estime que nous ferions bien d’instiller un peu de gravité dans nos actions.

Appliquée à l’école, ces considérations nous amènent à un constat déroutant. Tout se passe comme si la gravité de la situation éducative était remisée aux oubliettes et qu’un jeu de rôle permanent s’instituait entre une autorité déclarant régulièrement vouloir instituer « la mère des réformes » et des usagers déclarant que « le compte n’y est pas » en préférant le statu quo voire l’enlisement, à tout changement. Le tout sur un mode tragi-comique avec, en toile de fond, la référence récurrente à mai 68. Mais si l’on pouvait être léger à une époque où le taux de chômage était de 2% et celui de la croissance à 5%, la situation aujourd’hui engage à plus de circonspection et moins de légèreté. Commençons donc par trois constats paradoxaux qui, telles des écailles se chevauchent, pour envisager les pistes d’un remède.

Premier paradoxe : des réformes mais un recul dans les classements internationaux

Le premier paradoxe qui traverse l’école aujourd’hui, on vient de l’évoquer, est que les réformes se succèdent et pourtant le niveau baisse. Si l’on se contente seulement de remonter au début de ce siècle, le primaire et le secondaire ont connu quatre refontes importantes. En 2002, Jack Lang proposait de remettre au cœur du système la lecture et l’écriture en privilégiant une approche transversale qui devait permettre, dans chaque matière de « converger vers l’apprentissage de la langue française ». Incroyable aveu pour la 5e puissance économique du monde ; 20% environ des élèves entrant en 6e maîtrisent mal la lecture d’un texte simple. En 2008, Xavier Darcos retoque assez largement la réforme Lang et place la dictée et la frise chronologique au cœur de ses mesures. En 2015, Najat Vallaud-Belkacem décide de changer de cap ; les programmes sont désormais conçus par cycles de trois ans du CM1 à la Troisième et supprime au passage un certain nombre d’options réputées élitistes. Quant à Jean-Michel Blanquer, il propose actuellement une vaste réforme qui mettrait fin aux filières de baccalauréat, permettrait une plus grande souplesse pour les lycéens dans le choix de leur parcours avec, à la clé, l’espoir qu’ils seront mieux préparés à l’autonomie que suppose l’enseignement supérieur. Nous vivons une sorte d’insoutenable légèreté des réformes…

S’il est évidemment encore trop tôt pour se prononcer sur les résultats de cette réforme, probablement la plus importante des quatre, que nous enseignent les trois précédentes ? Qu’elles n’ont pas endigué la baisse continue des résultats du système français. En 2016, une étude réalisée dans 50 pays par le « Programme international de recherche en lecture scolaire » (Pirls) révélait que la France se situait au 34e rang pour la maîtrise de langue. Pire, nous faisons partie, avec les Pays-Bas, des deux seuls pays qui régressons. Tournons-nous maintenant vers la célèbre étude Pisa (« Programm for International Student Assessment ») ; réalisée sous l’égide de l’OCDE auprès de ses 70 Etats, elle évalue les compétences des élèves de 15 ans, soit à la fin du collège en France. Là encore, les résultats sont sans appel :  non seulement l’école française arrive à la 26e place au classement général mais elle régresse ; 25e en maths (3 places de moins que dans l’édition précédente), 21e en compréhension de l’écrit, 26e en sciences. Notre pays se singularise de plus par sa difficulté – on n’ose dire incapacité – à corriger les inégalités sociales. Il est à noter que les bons élèves de Pisa sont des pays dont on vante rarement le modèle chez nous. La tête du classement est en effet occupée par : Singapour, le Japon, l’Estonie, Taïwan, la Finlande, Macao, le Canada, le Vietnam, Hong-Kong, la Chine populaire et la Corée du Sud. Beaucoup de contrées dans lesquels les élèves apprennent par cœur et travaillent… beaucoup.

Deuxième paradoxe : le secondaire en berne, le supérieur en forme

Inversement, et quoi qu’en dise par ailleurs, l’enseignement supérieur français, qui finalement a connu peu de réformes majeures – l’introduction du 3/5/8 autour des grades de Licence/Master/Doctorat tenait plus de la (re)mise en forme de l’existant que d’une réelle refonte – se maintient à des niveaux très honorables si on le compare à l’état du primaire et du secondaire. En 2016, le cabinet d’analyse QS classait le système supérieur français au 6e rang mondial. Mais de quel supérieur s’agit-il ? La réponse est éminemment gênante.

Dans son édition 2019, QS détaillait les meilleures formations françaises : PSL (qui comprend Chimie ParisTech, l’École nationale des Chartes, l’ENS de la rue d’Ulm, l’École pratique des Hautes études, l’ESPCI Paris, l’Institut Curie, Mines ParisTech, l’Observatoire de Paris, l’Université Paris-Dauphine) au 50e rang mondial, l’École polytechnique (65e), la Sorbonne (75e), CentraleSupélec (137e), l’ENS de Lyon (153e ), SciencesPo (221), l’Université Paris-Sud (239e) et l’École des Ponts ParisTech au (263e). Or, fait frappant, sur les 8 premières formations classées, 6 ne sont pas des universités à proprement parler. Mines ParisTech avait d’ailleurs proposé en 2011 un classement des 392 établissements d’enseignement supérieur mondiaux avec comme principal critère leur capacité à former des cadres des plus grandes entreprises du monde. Sans surprise, cinq écoles françaises figuraient dans les vingt-cinq premières : HEC au 4e rang, l’École polytechnique (7e), l’ENA (9e), SciencesPo (17e), l’INSEAD et les Mines ParisTech (21e ex æquo). Là encore, même constat.

Évidemment on pourra toujours discuter ces classements mais leur méthodologie est scientifique, elle repose sur des critères clairs et établissent un constat certes relatif mais finalement assez fidèle de la hiérarchie académique mondiale. Et tous vont dans le même sens ; le supérieur qui est en forme, en France comme ailleurs, est sélectif. Cela ne veut pas dire qu’il est nécessairement injuste ; mes classes de prépa comptent généralement un quart d’étudiants boursiers pour qui ces deux années constituent une véritable rupture de destin. Mais c’est le plus exigeant, celui qui requiert des professeurs et des étudiants un travail acharné afin que ces derniers actualisent leur potentiel, qu’ils deviennent ce qu’ils sont. Dans un pays comme la France où la population est moins importante que chez les géants américain ou chinois, le nombre de talents potentiels est de fait moins élevé ; la pratique du concours ou de la sélection sur des bases claires a cela de vertueux qu’elles créent une dynamique générale d’élévation du niveau. A considérer ces classements internationtaux d’ailleurs, on est en droit de se demander si le caractère dual du supérieur français – avec l’Université d’une part, les Grandes écoles de l’autre – tant décrié, n’a finalement pas été sa planche de salut… Mais il ne faut pas le dire trop fort.

Troisième paradoxe : le supérieur contre le pacte démocratique ?

Il est un troisième paradoxe enfin que l’on aimerait soulever ici. Il est fréquent aujourd’hui de lire sous la plume d’intellectuels que la massification de l’enseignement a produit… une progression de l’ignorance, au sens où l’entendait par exemple Christopher Lasch dans La culture du narcissisme, lorsqu’il écrivait que « l’éducation de masse qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance (…), de faire des déductions logiques, de comprendre des textes écrits autres que rudimentaires. » En témoigneraient chaque jour la crédulité face aux fake news, le succès des théories complotistes, la haine en lieu et place d’une bienveillance voire d’une hypocrisie sociale minimales, les clashs plutôt que l’argumentation. Mais n’est-ce pas là ne voir qu’un aspect des choses ? Quoi qu’on en pense, la pensée critique se porte bien et le débat démocratique reste affûté. Du reste, on oublie trop souvent le niveau de mauvaise foi et de simplification qu’il pouvait atteindre durant la guerre froide et combien alors les intellectuels français ont pu s’égarer jusqu’à en perdre le sens commun. Jean-François Revel a bien montré en son temps que les études supérieures ne dispensaient pas des erreurs et qu’au contraire, la fascination des penseurs français pour les idées et les abstractions avaient eu tendance à leur faire préférer l’idéologie au réel avec les conséquences que l’on sait…

Le vrai paradoxe est ailleurs. Il revient à Emmanuel Todd de l’avoir souligné dans son dernier ouvrage, Où en sommes-nous ? Dans un chapitre intitulé « La démocratie minée par l’enseignement supérieur », il pointe le fait que l’accès croissant des populations occidentales à l’enseignement supérieur a eu comme conséquence de diviser le corps social entre d’un côté, les « sachants », de l’autre le « peuple » (on nous permettra d’emprunter des catégories qui, pour réductrices qu’elles soient, ont l’avantage d’être immédiatement comprises). Cette distinction structure désormais en profondeur nos sociétés modernes, rompant le pacte démocratique basé sur l’idéal d’égalité. De fait, si les sociétés anciennes étaient marquées par l’inégalité de naissance – les privilèges – nos sociétés modernes, d’après Emmanuel Todd, auraient donné naissance à une inégalité réifiée par le diplôme. L’opposition aux États-Unis durant la guerre du Vietnam entre les élites intellectuelles pacifistes et le peuple patriote ou encore en 1992 en France entre l’élite pro-Maastricht et une bonne partie du peuple plus réticent en seraient les marqueurs. Sans parler de la poussée actuelle des mouvements « populistes » contre des « élites » jugées à tort ou à raison stratosphériques. Nos sociétés selon Emmanuel Todd seraient finalement clivées en fonction de l’accès à l’éducation supérieure là où l’on voyait en lui la continuation d’un mouvement d’émancipation né avec les Lumières…

Un triple chantier

Il est toujours plus facile d’établir un diagnostic que de prodiguer un remède. Sans compter qu’on ne peut pas traiter l’éducation hors de son temps. Dans nos sociétés modernes, la technologie, la consommation sont devenus de puissants dérivatifs à l’instruction quand ils ne la remplacent pas ! Mais enfin, il ressort au moins trois choses de ces paradoxes.

Si l’on veut aujourd’hui améliorer le niveau de nos élèves en matière de savoirs et de savoir-faire élémentaires, il faut davantage les aider à travailler, en systématisant les petits-groupes au primaire et les permanences le soir. Il convient d’avoir des exigences élevées pour eux, les confronter à de grandes œuvres écrites, picturales, musicales auxquels ces jeunes gens ne pourraient accéder autrement. Nombre de mes étudiants, après un trimestre en classe préparatoire, éprouvent un vif ressentiment – le mot est faible – envers l’éducation qu’ils ont eue jusque-là. On a trop peu nourri leur curiosité ; peu ont été poussés à lire, réfléchir, contempler. Entendons-nous ; il ne s’agit pas de remettre en cause le travail de des professeurs de collèges et de lycées, ils ne font qu’appliquer les programmes dont les exigences n’ont cessé d’être revues à la baisse. Or, nos grandes écoles, si elles veulent rester grandes, et notre pays, s’il veut rester ce qu’il est – quel Premier ministre ne s’honore pas qu’un Français obtienne un prix Nobel de littérature, une médaille Fields mais fait-il en sorte ce ministre que le système éducatif rende encore possible à l’avenir ces réussites ? – doivent rester au niveau mondial. Et la compétition est âpre. Or, le chemin à parcourir aujourd’hui pour un jeune entrant dans le Supérieur est incomparablement plus dur que pour ses aïeux : moins d’autonomie au travail, moins de maîtrise de la langue, de la prise de notes, moins de savoirs en général… Les taux d’échec à l’université, où la sélection est quasi-inexistante, témoignent de la gravité de la situation. Dans un autre ordre d’idées, il est fondamental que les années d’enseignement secondaire soient un socle solide et inclusif, gage d’une culture commune, faute de quoi, le fossé social, déjà grand, entre les citoyens ne cessera de croître, présageant de nouvelles luttes de classes.

Un deuxième champ concerne les enseignants eux-mêmes. Il s’agit d’un chantier difficile et délicat. Imagine-t-on qu’à l’époque du chômage de masse, le métier d’enseignant attire si peu et que les concours n’arrivent pas, pour certains, à faire le plein ? Avec une conséquence dramatique que tous les rapports de jurys du CAPES vous confirmeront ; le niveau de nombre de jeunes enseignants recrutés aujourd’hui est en forte chute. Prenons-en acte puisqu’il est impossible de décréter une hausse généralisée du niveau en un coup de baguette magique. Mais alors, pourquoi l’Éducation nationale est-elle l’un des rares employeurs à ne pas dispenser de réelles formations académiques à ses enseignants tout au long de leur carrière ? On arguera du prix mais le numérique permet aujourd’hui de produire à moindre coût pour le plus grand nombre. Enregistrons, dans chaque discipline, des MOOCs dispensés par les meilleurs spécialistes en lien les programmes de l’Éducation nationale. Aux enseignants de distiller ces savoirs auprès de leurs élèves ensuite. Car, on ne le répétera jamais assez, on n’enseigne bien que ce que l’on maîtrise parfaitement. La pédagogie vient en second. Il est urgent aussi de transformer le métier d’enseignant. Et, pourquoi pas, en créant une nouvelle catégorie de professeurs, mieux rémunérés, plus présents sur le lieu de travail ? Aucune réforme ne fonctionnera sans des professeurs hautement sélectionnés et (donc) bien rémunérés. Sur ce point, l’exemple allemand est particulièrement probant.

En attendant, il est frappant que ce soient les grandes écoles et les universités qui, paradoxe des paradoxes, cherchent à corriger les incuries et les manques du secondaire. Certains établissements de l’enseignement supérieur ont rétabli des cours d’orthographe ! Calculera-t-on un jour le coût de 15 années de formation pour des résultats si alarmants ? Pour prendre un exemple que nous connaissons bien à l’APHEC, il est frappant, et rassurant, aujourd’hui que les Grandes écoles de management instillent des cours d’humanités dans leurs parcours pour durcir le niveau de culture générale de leurs étudiants. Car, au-delà des compétences techniques du management, seule la culture donne sens à l’action et à la vie. Ces enseignements nourrissent l’âme et affutent l’esprit, favorisent l’imagination, l’agilité et les capacités d’anticipation.

Pour finir, qu’on nous permette de citer Hannah Arendt qui notait dans La crise de la culture que c’est avec « l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf. » En la matière, la légèreté n’a qu’un temps ; la gravité, c’est le sens de l’engagement que l’ensemble des acteurs de l’éducation saura donner à la tâche d’élever de jeunes êtres à qui le professeur pourra dire, Arendt encore : « Voici notre monde ».

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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