UNIVERSITES

« L’Université de Bordeaux a encore beaucoup à faire pour s’imposer au niveau mondial »

Hier Bordeaux comptait quatre universités. Il y a un peu plus d’un an trois d’entre elles ont fusionné dans une grande Université de Bordeaux capable de de se placer dans la catégorie des « World Class Universities », ces universités de classe mondiale que nous devons développer pour rester dans la course à l’excellence. Son président, Manuel Tunon de Lara, nous décrit le rôle spécifique que jouent des grandes universités de plus de 50 000 étudiants comme la sienne.

Manuel Tunon de Lara, président de l'Université de Bordeaux
Manuel Tunon de Lara, président de l’Université de Bordeaux (©univ Bordeaux O.GOT)

Olivier Rollot (@O_Rollot) : Qu’est-ce que la création d’une grande université a provoqué comme changement pour vous ?

Manuel Tunon de Lara : La création de l’université de Bordeaux nous a d’abord permis d’être beaucoup plus lisibles dans la région comme à l’international. Bordeaux est un site universitaire de taille moyenne qui atteint avec la fusion le stade minimal pour faire partie des « World Class Universities ». C’est un changement profond dans nos relations avec nos partenaires internationaux.

O. R : Vous bénéficiez aussi de la superbe marque qu’est Bordeaux !

M. T de L: C’est une superbe marque dans le vin mais pas encore dans l’enseignement supérieur au niveau mondial où nous avons encore beaucoup à faire pour nous imposer.

O. R : Comment vous est venue l’idée de cette fusion ?

M. T de L: Elle remonte à 2008 avec le lancement du Plan campus et la volonté de l’État de faire émerger dix centres universitaires d’excellence. Dès lors il fallait bouger pour atteindre la « masse critique » nécessaire. Le projet était préexistant au dépôt du projet d’Idex (initiative d’excellence) mais celui-ci nous a permis de déceler nos lacunes, notamment à l’international où le jury nous a considéré comme « faible ».

O. R : Comment travaillez-vous avec les autres acteurs de l’enseignement supérieur de la région (Bordeaux Inp, Bordeaux 3, etc.)?

M. T de L: Il y a plusieurs cercles. Un très rapproché avec les établissements qui devaient fusionner avec nous et sont aujourd’hui associés : Sciences Po Bordeaux et Bordeaux INP, qui regroupe toute les écoles d’ingénieurs des universités et avec lequel nous partageons nos laboratoires. Le deuxième cercle est composé d’autres écoles plus éloignées comme l’Estia ou l’école d’architecture. Enfin nous avons une convention avec Bordeaux 3 qui n’est pas une association formelle.

O. R : Votre fusion semble réussie mais n’est pas complète puisqu’il y manque Bordeaux 3. Comment expliquez-vous la difficulté qu’ont beaucoup de facultés de sciences humaines et sociales (Bordeaux 3, Montpellier 3, Rennes 2 récemment) à fusionner avec les autres composantes ?

M. T de L: Bordeaux 3 a toujours vocation à nous rejoindre mais je dois dire que, même si je regrette son absence, la fusion est déjà suffisamment compliquée comme cela pour l’instant. Comment expliquer ces problèmes de fusion avec les facultés de SHS ? Peut-être parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans l’approche d’une université de taille mondiale. Peut-être qu’elles se sentent, à tort ou à raison, dans une situation de faiblesse et craignent que les moyens d’une grande université soient fléchés vers les sciences dures plutôt que vers les SHS qui sont déjà sous-encadrées. Pour certains enseignants il y a également une différence d’approche sur ce que devrait être l’université alors que les SHS ont été longtemps formatées pour former de futurs enseignants.

O. R : Quels grands bouleversements induit le passage d’une somme d’université disciplinaires à une grande université pluridisciplinaire ?

M. T de L : Le spectre des disciplines universitaires a changé car nous avons voulu bouleverser l’organisation en créant quatre grand collèges (Sciences de la santé, Sciences de l’homme, Sciences et technologies et Droit, science politique, économie et gestion) et trois grands départements de recherche qui rassemblent l’essentiel de nos UMR (unités mixtes de recherche). Les deux structures sont intimement liées avec des enseignants-chercheurs qui sont tous enseignants. À côté nous avons également des écoles transdisciplinaires comme notre Institut de la vigne et du vin qui travaille aussi bien sur des questions de génétique que d’économie ou de biologie.

Toute notre structuration s’est construite sur le principe d’interdisciplinarité qui n’est pas naturel partout. Historiquement les enseignants de sciences de la vie ont, par exemple, plus l’habitude de travailler avec ceux d’autres disciplines que ceux de mathématiques. Mais on peut créer partout de l’interdisciplinarité. En se rapprochant de l’université, nos IUT ont ainsi créé des liens nouveaux avec la faculté de médecine. L’objectif est de casser une organisation en « tuyaux d’orgue », qui a longtemps été la plus performante mais nous faisait tourner en rond, pour travailler ensemble et faire naître des projets communs aux différentes disciplines.

O. R : Est-ce qu’on peut dire que la fusion est réussie aujourd’hui ?

M. T de L : Une fusion c’est plusieurs phases. La première c’est de brancher les fils pour que tout fonctionne. La seconde c’est de trouver à quel poste se positionne le mieux chacun. Pendant notre fusion 400 personnes ont changé de poste et nous nous sommes parfois trompés. Parfois cela peut s’arranger avec le temps, parfois non. Maintenant nous sommes entrés dans une nouvelle trajectoire qui passe par la définition d’un plan stratégique jusqu’en 2025 qui sera dévoilé à la fin de l’année.

O. R : Quel doit être l’influence des collectivités locales dans la gestion d’une université comme la vôtre ? On sait que la région Aquitaine et son président, Alain Rousset, se sentent très concernés par l’enseignement supérieur.

M. T de L : La région Aquitaine a toujours beaucoup investi dans l’enseignement supérieur pour en faire un élément de croissance économique. Mais les collectivités locales ne doivent pas forcément pour autant avoir une influence sur les universités. Peut-être même ce serait plutôt aux universités d’avoir une influence sur elles… Les régions ne doivent pas nous dicter nos programmes mais nous aider à mieux penser l’organisation territoriale de formations.

L’autre acteur local qui peut avoir des compétences selon la loi est la métropole, mais à condition de se mettre d’accord avec la région. Il faut qu’elles trouvent une bonne répartition des rôles sachant que la métropole ne peut pas se désintéresser d’une université qui représente 10% de sa population et dont les campus couvrent 250 hectares.

O. R : Quelle place aura l’université de Bordeaux dans la nouvelle région qui regroupera l’Aquitaine, le Limousin et Poitou-Charentes ?

M. T de L : Nous serons la seule métropole de la future région et sa locomotive universitaire. Tout simplement parce que nous possédons les plus importants laboratoires en matériaux, mécanique, informatique, numérique – nous sommes labellisés « French Tech » -, etc., que l’Inserm n’est installée qu’à Bordeaux ou que nous avons une bonne cohérence académique.

Reste à savoir ce qu’il adviendra de la Comue qui regroupe les universités de La Rochelle, Poitiers et Limoges, qui sont dans notre région, mais aussi d’Orléans qui est dans une autre.

O. R : Après des mois d’attente on a enfin connu les budgets de chaque université le 27 avril. Vous devez être soulagées de ne pas faire partie des universités dont les fonds de roulement ont été ponctionnés.

M. T de L : Nos fonds de roulement ne dépassent pas les 25 jours de fonctionnement et nous n’étions donc pas dans les critères de prélèvement. Mais qu’est ce signifie réellement la « réserve prudentielle » quand on sait que nous avions nous-mêmes, universités, demandé à descendre à quinze jours à l’époque où nous avions des difficultés financières ?

Quoi qu’il en soit c’est une mauvaise mesure car elle se fait au détriment de nos capacités d’investissement. L’État se trompe quand il est trop interventionniste sur des questions de détail et ne nous accompagne pas sur de vrais sujets. Il ne nous aide pas à gérer le GVT (glissement vieillesse technicité) mais vérifie que nous avons bien un chargé de mission laïcité. Encore aujourd’hui nous restons les derniers en Europe pour l’autonomie pédagogique des universités.

O. R : En 2013 l’université Bordeaux 4, l’une de vos composantes, a été condamnée pour avoir sélectionné un étudiant à l’entrée en deuxième année de master. Récemment la ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Najat Vallaud-Belkacem, a parlé de supprimer toute sélection en master. Comment réagissez-vous ?

M. T de L : Au motif que les masters mènent à l’emploi on ne devrait pas sélectionner les candidats… Si on suit ce raisonnement on ne devrait pas non plus sélectionner en médecine, ou à Sciences Po ! Le concept de non sélection en master est une erreur stratégique majeure. On devrait même pouvoir sélectionner à l’entrée en master 1 si on était bien dans la logique du LMD. Quand vous êtes en 1ère L vous n’entrez pas en terminale S. Si on laisse tout le monde aller en master 2 les masters perdront leur valeur.

Le problème est encore plus fort dans les filières « contingentées » comme la psychologie. Si on ne sélectionne plus en master comment fera-t-on pour établir qui a le droit ou non de devenir psychologue ? Mais ce n’est pas non plus honnête de laisser entrer autant d’étudiants en master 1 tout en sachant que les deux tiers ne seront pas admis en master 2. Il faut modifier les textes législatifs a minima pour les professions réglementées et nous permettre de sortir de l’insécurité juridique dans laquelle nous sommes plongés.

O. R : Vous parlez de sélection nécessaire en master mais quid de l’entrée en licence ?

M. T de L : La question centrale c’est l’orientation. Comment peut-on justifier le tirage au sort des bacheliers sur APB pour être admis dans les filières les plus demandées ?

O. R : Vous n’avez pas parfois le sentiment qu’on vous demande d’accueillir le plus d’étudiants possibles et de les conserver le plus longtemps ?

M. T de L : Il y a trois catégories d’étudiants : ceux qui réussiraient partout, ceux qui n’ont rien à faire à l’université et que vous pouvez garder des années sans aucun résultat jusqu’à ce qu’ils renoncent d’eux-mêmes et enfin ceux qu’il faudrait pouvoir aider et mieux orienter. Être pluridisciplinaire est un vrai atout pour cette dernière catégorie que nous pouvons réorienter dans une meilleure direction. Mais on continue à fermer les yeux sur ceux qui n’ont aucune chance. Il faudrait pouvoir mieux préparer les futurs étudiants à venir à l’université dès la terminale.

O. R : Vous ne vous sentez pas parfois « pillés » par les grandes écoles quand elles recrutent en admission parallèle ces étudiants que vous avez eu tant de mal à former en licence ?

M. T de L : Non ces passerelles sont les bienvenues et existent également dans l’autre sens, en doctorat par exemple. En fait il faudrait que nous soyons moins en compétition avec les grandes écoles et que nous ayons plus de projets pédagogiques partagés. Avec Bordeaux INP nous avons une bonne répartition des rôles : l’INP délivre les diplômes d’ingénieur et l’université le LMD. Nous avons même parfois des masters dirigés par un professeur issu d’une école d’ingénieurs.

O. R : Quels sont aujourd’hui les grands pôles d’excellence de l’université de Bordeaux ?

M. T de L : C’est assez simple à définir puisque nous avons un labex [laboratoire d’excellence] dans chaque pôle d’excellence que sont les matériaux, les neurosciences – nous construisons le Neurocampus pour recevoir l’École européenne des neurosciences -, l’archéologie, l’imagerie médicale, l’optique-lasers, l’environnement et le numérique avec l’Inria qui est implantée à Bordeaux.

Mais là aussi nous ne pourrions souvent pas avancer sans pluridisciplinarité ! Dans les technologies de la santé nous faisons par exemple travailler ensemble cardiologues et mathématiciens sur des modèles de traitement de données qui permettront de mieux connaître les affections cardiaques. Même chose dans l’environnement quand il s’agit de comprendre l’évolution de l’estuaire de la Gironde sur son éco-système et qu’il faut faire travailler ensemble biologistes, juristes et économistes.

O. R : L’université de Bordeaux est particulièrement en pointe dans les questions liées à la santé.

M. T de L : A la fin de l’année nous allons inaugurer une École de santé publique comme celles qui existent déjà dans beaucoup de pays. Pour décrire les effets de la propagation du sida en Afrique il faut mêler épidémiologistes, anthropologues, chercheurs en sciences politiques, etc. Ensemble, ils travailleront sur les questions de vieillissement ou de prévention.

Nous étudions également la santé de larges cohortes d’étudiants avec plusieurs autres universités afin de connaître les pathologies dont ils peuvent souffrir (migraines, MST, troubles psychologiques, comportement, etc.).

O. R : La capacité d’une université à recruter des étudiants internationaux est l’un des indicateurs de réussite les plus importants. Quels masters attirent plus particulièrement les étudiants internationaux ?

M. T de L : Ce sont les masters labellisés Erasmus Mundus [délivrés conjointement par pluseirs universités européenne] qui sont les plus demandés par les étudiants internationaux. Notre master en neurosciences, Neurasmus, reçoit ainsi chaque année 400 candidatures pour 20 places. Même succès pour nos FAME (chimie et physico chimie des matériaux), MER (océanographie), ALGANT (mathématiques approfondies) et TROPED (santé publique).

Même si nous ne sommes une ville attractive avec beaucoup de programmes summer schools et 40 parcours internationaux, nous ne recevons pas encore assez d’étudiants internationaux. Il faut que demain on vienne avant tout à Bordeaux pour la réputation de ses universités et plutôt en master ou en doctorat. Nous accordons d’ailleurs beaucoup de bourses pour développer les cotutelles et faire des doctorats internationaux.

O. R : Quelle est votre stratégie dans la concurrence internationale pour capter les meilleurs étudiants et professeurs ?

M. T de L : Sur le court terme nous devons d’abord améliorer notre visibilité (c’était l’objectif déjà atteint de la fusion des universités bordelaises en université de Bordeaux), en nous faisant mieux connaitre en France, en Europe et à l’étranger par une offre de formation clarifiée et plus accessible, plus complète, en étant toujours plus présent sur le net et les réseaux sociaux, dans les salons internationaux, en mettant en place une politique de partenariats avec de grandes universités. Nous devons ensuite améliorer notre réputation autour de l’accueil des étudiants et des enseignants, nous avons mis en place un bureau d’accueil des chercheurs et enseignants-chercheurs internationaux qui centralise l’accueil et offre des prestations multiples professionnelles et sociales. Enfin, il faut nous internationaliser davantage avec la multiplication des cours ou des modules de cours en langue étrangère, avec une pédagogie complétement renouvelée à la fois grâce aux outils d’enseignements et par une meilleure adaptation aux talents requis des étudiants pour approcher la mondialisation du travail, avec le recrutement de professeurs venant de grandes universités internationales (notamment avec l’Initiative d’Excellence de Bordeaux).

Sur le moyen terme, en quelques années, nous veillerons à améliorer constamment notre performance éducative par l’évaluation interne à partir d’indicateurs (par exemple l’employabilité), et externe (par exemple les différents classements européens et internationaux), afin d’augmenter la valeur des diplômes de l’Université de Bordeaux, véritable indicateur du succès d’une grande université moderne jouant dans la sphère internationale, et véritable élément d’attraction pour les étudiants et les enseignants.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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