Les Arts et Métiers ParisTech c’est, un peu comme l’École Polytechnique, une école mythique née avant même la Révolution française et qui a formé des générations de « Gadzarts », ces anciens dont l’esprit de corps est légendaire. Depuis février 2012 son nouveau directeur général, un mathématicien qui n’est pas issu de ses rangs, Laurent Carraro, 51 ans, s’est attelé à faire entrer cet établissement illustre dans l’enseignement supérieur moderne. Bilan et perspectives un an après sa prise de fonction.
Olivier Rollot : Vous êtes arrivé à la direction d’Arts et Métiers ParisTech il y a maintenant un an et on a l’impression que vous êtes en train de tout changer?
Laurent Carraro : Nous avons effectivement opéré de très nombreuses évolutions dans le cadre d’un nouveau statut qui a fait de l’Ensam un grand établissement national de plein exercice en novembre 2012. Jusqu’à cette réforme les directeurs de nos huit centres étaient nommés directement par le ministre de l’Enseignement supérieur. Chaque centre était une unité autonome qui entrait parfois en concurrence avec les autres. Aujourd’hui nous avons une vision nationale et les activités de chaque implantation vont être organisées dans une logique de complémentarité. Nous avons maintenant l’organisation d’un établissement avec des directions centrales, dont une de la recherche et de l’innovation que nous avons créée, et une direction générale adjointe qui s’occupe notamment du développement territorial.
O. R : Vous avez changé d’un seul coup la quasi-totalité des directeurs de vos centres. Ce n’est pas une décision banale !
L. C : Dans le cadre de la nouvelle organisation j’ai réouvert tous les postes et sept directeurs sur huit ont effectivement été remplacés sans qu’il y ait de volonté particulière de changement. Il se trouve en plus qu’il n’y a plus qu’un seul ingénieur Arts et Métiers dans ces directions. Nous avons de très nombreuses candidatures venues de l’extérieur ; preuve s’il en est de l’attractivité de notre école.
O. R : Vous l’avez dit lors d’un autre entretien (au site Educpros), c’est la puissante Association des anciens qui a favorisé votre recrutement. Que cherchait-elle en vous pour vous faire quitter la direction de Télécom Saint-Étienne que vous occupiez jusque-là ?
L. C : L’association avait bien pris conscience que l’Ensam avait tendance à vivre en vase clos et a senti le danger. Elle cherchait donc du sang neuf pour une école qui se reposait un peu trop sur son réseau. Je prends un exemple : quand on recherche un stage pour un de nos élèves il suffit d’ouvrir l’annuaire des anciens et on en trouve tout de suite cinquante. Dans ces conditions, pourquoi se poser des questions ? Mon travail est aujourd’hui de faire prendre conscience à tous de ce qu’est aujourd’hui l’enseignement supérieur et la recherche dans le monde, ainsi que des atouts dont nous disposons. Jusqu’à octobre, nous menons donc une réflexion pour faire des Arts et Métiers le grand établissement technologique français à tous les niveaux.
O. R : Vous parlez de donner à chaque centre des compétences particulières. Comment entendez-vous procéder ?
L. C : Nos compétences historiques ce sont les sciences appliquées aux technologies de la production, le génie mécanique et industriel de la conception à la livraison. Dans ce cadre notre établissement national multisectoriel doit pouvoir s’appuyer sur des centres spécialisés eux dans deux ou trois secteurs. Des spécialisations qui font aussi de chacun d’eux un site reconnu nationalement dans ses spécialités. Reste maintenant à arbitrer : nous devons identifier leurs spécificités et travailler sur leur complémentarité. Nos centres sont par exemple bien placés en aéronautique à Bordeaux et à Aix-en-Provence. Si notre centre de Bordeaux devient leader sur ce secteur, il s’appuiera évidemment sur les compétences des autres centres. Nous voulons passer d’une structure de réseau d’établissements à un établissement réseau. Mais nous prendrons aussi bien garde à ne pas aller trop loin dans une centralisation à la française.
O. R : Vous avez parlé d’être présent à tous les niveaux. Comptez-vous former des étudiants dès le bac ?
L. C : Tout à fait car notre constat est que la filière technologique n’est pas en bon état dans notre pays. Dans l’imaginaire collectif, il ne faut pas faire de la technologie au lycée pour devenir ingénieur. Nous avons en place une filière scientifique mais pas technologique alors que nos entreprises ressentent le besoin de recruter des jeunes formés différemment. Alors, plutôt que d’imposer des quotas de bacheliers technologiques dans les IUT, nous voudrions les faire venir chez nous pour y obtenir un diplôme de niveau licence performant. Ensuite, ils pourront soit poursuivre dans une école d’ingénieurs, notre école ou d’autres qui seront nos partenaires, soit entrer dans le monde du travail.
Dès la seconde nous voulons que des jeunes qui aiment créer, inventer, choisissent la filière technologique parce qu’il y a un avenir au bout, pas parce que c’est une voie de garage quand on ne veut pas de vous en S ! Nous voulons être les porte-drapeaux de la filière technologique. Dès septembre 2014 nous recevrons donc une première promotion de 24 étudiants dans notre centre de Châlons-en-Champagne.
O. R : Vous serez vous-même les opérateurs de ce nouveau diplôme ?
L. C : A Chalons nous travaillerons sans doute avec l’IUT. Ensuite, nous aurons toute sorte d’accords dans nos autres centres. Ce que nous voulons c’est créer de A à Z un diplôme professionnalisant en collaboration avec les entreprises et les fédérations professionnelles. Nous voulons former des techniciens capables de conduire rapidement des petites unités productives quand les bacheliers professionnels sont souvent trop spécialisés et les ingénieurs se sentent trop qualifiés pour le faire.
O. R : Pensez-vous également faire évoluer vos méthodes pédagogiques pour ce nouveau public ?
L. C : Nous sommes confrontés simultanément à plusieurs défis dont la désaffection des jeunes pour les sciences et les technologies n’est pas le moindre. Mais nous devons aussi enseigner à une génération qui supporte de plus en plus mal de rester deux heures en cours à écouter un enseignant. Pour travailler ces questions pédagogiques, nous allons donc ouvrir un centre d’innovation pédagogique à Cluny qui devra répondre à la question « Comment enseigne-t-on les technologies aujourd’hui ? ». Nous concevrons déjà ce qu’on appelle des FabLabs dans lesquels les étudiants auront à leur disposition une imprimante 3D et quelques outils d’usinage très simples. Le tout leur permettant de réaliser très vite un produit avant de « plugger » dessus des sciences.
Parce qu’ils auront commis des erreurs, parce qu’ils auront besoins de compétences pour avancer dans leur projet, les étudiants comprendront en effet mieux pourquoi on leur parle de thermique, de mécanique, de matériaux, de mathématiques, etc. et pourquoi ils en ont besoin pour avancer. D’autant que nous souhaitons que ces projets correspondent à de vrais besoins des entreprises. Nous permettons ainsi à un autre public, inductif et non pas déductif, d’avancer alors qu’aujourd’hui on veut à tout prix mettre les bacheliers technologiques dans un moule analogue à celui des bacheliers généraux.
O. R : A l’autre bout de la chaîne, vous voulez aussi assurer la promotion du doctorat.
L. C : Nous avons la chance d’avoir notre propre école doctorale. Nous formons chaque année 250 doctorants mais seulement 4% de nos diplômés poursuivent aujourd’hui leur diplôme par une thèse. Pour que ce chiffre progresse nous voulons faire de nos docteurs des acteurs de l’innovation en les formant à toutes les dimensions de l’intelligence économique, du dépôt de brevets, etc. Les entreprises sont à la recherche de ces profils et elles nous sollicitent déjà parfois – ça a récemment été le cas de PSA – pour former leurs ingénieurs à l’innovation. Un mouvement est en route et, aujourd’hui, tous les diplômés des écoles d’ingénieurs se posent la question : faut-il ou non poursuivre en doctorat ? Un mouvement international : au sein du conseil exécutif d’Eurocopter, tous les Allemands qui siègent sont docteurs.
O. R : Lors de sa dernière évaluation, on a eu la surprise de voir la Commission des titres d’ingénieur (CTI) ne réaccréditer les Arts et Métiers que pour 3 ans. Cela a dû provoquer un certain choc ?
L. C : Un choc salutaire. Jusque-là on n’entendait pas ce que nous disaient les instances qui nous contrôlent, on disait que c’était la CTI qui avait tort. Aujourd’hui nous tirons parti de ses avis. C’est une chance pour notre école de prendre un nouveau départ.
O. R : Le réseau des Arts et Métiers a-t-il vocation à s’étendre ?
L. C : Nous souhaitons faire de nos implantations des « hubs » permettant de créer des partenariats. Avec l’ESTP nous travaillons depuis longtemps ensemble et nous pensons maintenant densifier le partenariat pour que l’ESTP s’implante en régions sur nos campus. Nous gérons également les enseignants de l’École navale et d’autres établissements nous contactent pour nous rejoindre sur les segments technologiques.
O. R : Parmi vos particularités il y a aussi celle d’être à la fois membre de ParisTech et du PRES Hésam. Comment faites-vous pour travailler avec ces deux grands ensembles ?
L. C : Nous avons la chance d’être le seul établissement membre de deux grandes alliances qui n’ont pas de frottement entre elles. A l’exception d’HEC, ParisTech est une réunion d’école d’ingénieurs qui mutualisent des coûts au niveau international et dans les relations entreprises. Hésam a une dimension différente en réunissant de l’ingénierie, des sciences sociales (Panthéon Sorbonne), du management (ESCP Europe) ou encore du design (Ensci-Les Ateliers). Autant de logiques complémentaires à mettre en œuvre pour innover ensemble dans le « centre Michel Serres pour l’innovation » que nous avons créé. Il n’y a qu’avec Hésam qu’on peut ainsi ouvrir les ingénieurs à d’autres mondes professionnels, comme ce sera le cas dans leur vie active.
Entretien mené par Olivier Rollot (@O_Rollot)
- Arts et Métiers ParisTech s’interroge sur la vision qu’ont les jeunes de l’industrie
- Mené en partenariat avec l’Usine Nouvelle, le premier baromètre « Les jeunes et l’industrie » d’Arts et métiers ParisTech montre que si 69% des lycéens interrogés ont une bonne opinion de l’industrie (10% ont même une très bonne opinion) ils ont une bien meilleure du commerce, de l’artisanat, et des services à la personne ou aux entreprises (respectivement 87%, 77% et 77%). Autres enseignement : 53% des lycéens contestent la capacité de l’industrie à créer des emplois en France et moins d’un sur deux voudrait travailler dans le secteur (45%). Pour les lycéens qui l’envisagent, la préférence va aux énergies renouvelables (49%), aux équipements électroniques et numériques (42%), à la construction aéronautique ou spatiale (40%).
- Quand on les interroge sur le cadre de travail ou sur la dimension RSE dans l’industrie, les lycéens sont très circonspects : moins de la moitié estime que les entreprises industrielles offrent de bonnes conditions de travail (49%), de bonnes rémunérations (45%), ou qu’elles respectent l’environnement (30%). Mais ils saluent la capacité des entreprises industrielles à innover et à être en contact avec les technologies de pointe (respectivement 90%). Ils apprécient aussi la diversité des métiers (83%) et les perspectives de carrières à l’international (74%). Quant aux métiers qu’exerceraient volontiers les lycéens susceptibles de travailler dans l’industrie, la profession d’ingénieur est largement plébiscitée (62%) devant celle de technicien supérieur (33%), de chercheur (29%) et d’informaticien (27%).
- Dernier enseignement : les formations. Parmi les lycéens intéressés par ce secteur, 53% imaginent suivre une formation dans une école d’ingénieur, 19% un BTS, 16% un IUT et 7% l’université. Néanmoins, ces chiffres varient selon les séries suivies et le lieu d’habitation. En effet, les lycéens d’Ile-de-France souhaitent à 68% poursuivre en écoles d’ingénieurs (contre 49% en province) et les lycéens en filières technologiques sont à 46% attirés par la voie du BTS (contre 7% en série S).