Les enseignants de Sciences économiques et sociales (SES) semblent plus généreux dans leur notation que ceux d’Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP) et de Humanités, littérature et philosophie (HLP). Cela explique-t-il le succès croissant de leur spécialité auprès des élèves ?
Il n’y a pas que la question de l’organisation des épreuves de spécialités qui pose problème dans la « réforme Blanquer » du bac. Une mission de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igésr) stigmatise dans un rapport un pilotage ministériel qui a « fortement contribué à la mauvaise appropriation de certains éléments ». La mission estime ainsi que « stabiliser la réforme, encourager les initiatives et l’expérimentation de nouveaux cadres de suivi des élèves, redonner des marges de manœuvre aux enseignants et aux chefs d’établissement sont des préalables indispensables à un retour à une situation plus apaisée qui permette de retrouver des espaces de travail collectif et de la sérénité ».
Tout au long de l’année scolaire 2022-2023, la mission a suivi un échantillon de dix-huit lycées, examiné leur fonctionnement et recueilli le point de vue des élèves, des enseignants et des personnels de direction. Force a été de constater selon elle que la « communauté éducative ne porte pas de vision partagée, même a minima, d’une réforme qui est apparue au milieu du gué ». Si de nouveaux paradigmes sont à présent bien installés c’est « dans un cadre mental, des habitudes et des structures héritières d’une organisation aujourd’hui disparue ».
Mais attention, même si les critiques se sont concentrées sur la réforme, la mission estime que les difficultés exprimées, pouvant aller jusqu’à une perte du sens même du métier, ne sont pas « toutes imputables à la réforme mais prennent leur racine bien en amont, dans une difficulté croissante de l’exercice de la profession, une détérioration vécue de ses conditions d’exercice et une reconnaissance de la fonction d’enseignant de la part de la société perçue comme très faible ».
Haro sur l’évaluation des spécialités. C’est tout le paradoxe de la réforme, si la qualité et l’intérêt des programmes de spécialité sont appréciés par les professeurs, le lien fort avec l’enseignement supérieur induit par leur évaluation est souvent ressenti comme une sujétion plus que comme un lien. « On fait tout en fonction de Parcoursup, ce n’est pas normal ! » est une des phrases les plus souvent entendues lors des entretiens souligne le rapport de l’Igésr.
Ce renforcement du lien si nécessaire entre le lycée et l’enseignement supérieur, que voulaient promouvoir Pierre Mathiot et Jean-Michel Blanquer, n’aura pas résisté aux exigences de Parcoursup d’obtenir des notes suffisamment en amont pour réaliser des évaluations. Le mécanisme même de Parcoursup, beaucoup plus long qu’Admission postbac dans la prise de décision, aura encore rendu cette adéquation entre le lycée et l’enseignement supérieur plus difficile. Deux réformes, décidées en même temps par deux ministres du même gouvernement, se sont ainsi télescopées en portant des exigences inverses.
Résultat : on va bien maintenir en activité les élèves en 2024, en repoussant les épreuves de spécialités à juin, mais elles ne serviront plus à l’orientation. Ce que déplorent des établissements d’enseignement supérieur bien obligés de constater que le seul examen des notes de contrôle continu est inopérant faute d‘harmonisation entre les établissements, voire de concurrence entre eux et même entre les spécialités. A Paris Sciences Po envisage maintenant de redonner, dès 2024, leur place aux épreuves écrites que ses cousines de régions ont bien pris le soin de préserver.
Les effets multiples des spécialités. Au-delà de la question de leur évaluation finale, l’instauration des spécialités est au cœur du nouveau bac général avec la disparition des filières existantes, même sous des noms différents, depuis 1965. Le choix des spécialités en fin de seconde, l’abandon de l’une d’entre elles en première, sont ainsi deux éléments majeurs de stress pour les familles. D’autant que l’organisation des 54 heurs annuelles dédiées à l’orientation dans l’enseignement supérieur reste encore très partielle. Là encore le lien secondaire / supérieur peine à se créer.
Autre effet induit de l’instauration des spécialités, la disparition du groupe classe nécessite quant à lui de repenser les modalités de suivi des élèves, le format du conseil de classe n’étant plus adapté. Selon l’Igésr, la création d’une fonction de « professeur référent d’un groupe d’élèves » apparait aujourd’hui plus adaptée que celle de professeur principal. On pourrait ainsi passer du suivi d’un groupe classe à un suivi individualisé des élèves en termes de résultats et d’orientation.
Enseignants et élèves s’opposent. Du côté des enseignants interrogés par l’Igésr, la critique de la réforme s’articule en particulier autour de la disparition de structures perçues comme protectrices, comme la classe ou les séries en voie générale, au profit d’un éclatement des choix et de la vie scolaire des élèves. Le libre choix des triplettes de spécialités, l’abandon nécessaire d’une spécialité en fin de première, sont « perçus comme contribuant à une concurrence malsaine entre les disciplines, en lieu et place d’une collaboration et de croisements féconds que permettaient, selon eux, l’organisation en séries ». Les enseignants préféreraient donc pour la plupart revenir à l’ancien système des séries du bac général.
Au contraire les élèves rencontrés par la mission, souvent élus en conseil de la vie lycéenne (CVL), paraissent adhérer aux objectifs de la réforme et se projettent directement vers l’enseignement supérieur, estimant même pour certains que « le baccalauréat, c’est fini ». Le fait que le choix des spécialités leur revienne, en première comme en terminale, est perçu comme « un acquis auquel ils tiennent énormément », quand bien même cette responsabilité peut être source d’une anxiété parfois forte. Ils soulignent en effet qu’ils n’ont pas toutes les clefs pour faire ce choix de spécialités en fin de seconde, avec parfois des enseignants qui « mettent un peu la pression » (on revient à la notion de concurrence entre les spécialités). L’abandon nécessaire d’une spécialité en fin de première de la voie générale fait l’objet d’un avis plus mitigé.
Concernant la disparition du groupe classe, les avis des élèves sont partagés : « on met plus de temps à connaitre les gens de notre classe, on n’ose pas demander de l’aide » ou « on rencontre plus de personnes ». Toutefois, d’autres apprécient les regroupements par affinités que constituent les spécialités, en particulier en terminale.
Comment évaluer ? La montée en puissance du contrôle continu pose de larges questions d’équité entre les lycées comme entre les disciplines. La mission de l’Igésr a identifié combien les chefs d’établissement étaient réticents à s’engager dans cette voie d’une régulation des pratiques individuelles, à la fois parce que les enseignants peuvent y voir une atteinte à leur liberté pédagogique mais aussi parce qu’ils manquent d’éléments objectifs pour indiquer qu’un enseignant note trop généreusement ou trop sévèrement.
Comme le souligne l’Igésr, les épreuves de spécialité (EDS) peuvent « constituer une base de discussion solide qui peut amener les enseignants à s’interroger sur le risque d’une notation trop discordante avec celle des EDS ». Au niveau des moyennes dans chaque spécialité l’inspection a ainsi pu constater qu’il n’y a pas eu de différence significative grâce au travail d’harmonisation des commissions d’ententes.
En revanche il existe des écarts de moyenne entre les EDS des différentes disciplines appartenant au même champ, qui peuvent « entrainer des phénomènes de choix stratégiques d’élèves abandonnant ou poursuivant une discipline en fonction du bénéfice escompté ». On retrouve là encore cette compétition entre les spécialités tant stigmatisée par les enseignants.
Comment orienter dans l’enseignement supérieur ? Depuis 2018 le conseil de classe de terminale est appelé à se prononcer sur les vœux de poursuite d’études de l’élève dans l’enseignement supérieur. Ce qui plonge bin souvent encore les enseignants dans des abimes de perplexité. Les entretiens menés par l’Igésr montrent en effet que le rôle de chacun et les limites de ce rôle peinent encore à être bien définis. Si l’information technique sur l’orientation (calendrier, modalités, spécialités proposées par l’établissement) est organisée de manière efficace par la direction et la vie scolaire, la charge du conseil et de l’accompagnement est moins bien clairement attribuée et repose de fait de manière forte sur les enseignants, qu’ils soient ou non professeurs principaux, ce qui leur pose ces questions:
– ils peuvent être « confrontés à un conflit d’intérêt en classe de seconde entre l’accompagnement des élèves dans leurs choix et le souci de préservation des postes de leur discipline », ou plus largement l’intérêt profond, voire la passion, qu’ils ont pour leur discipline ;
– ils n’ont pas de connaissance exhaustive du champ des possibles, ni surtout de tous les prérequis réels des formations du supérieur, et « surestiment souvent la précision des attentes de ces formations en termes de choix de spécialités » ;
– ils n’ont pas non plus une formation suffisante à l’accompagnement à l’orientation ;
– la disparition du groupe classe en première et terminale générales rend plus difficile pour le professeur principal le fait de s’adresser à un groupe constitué pour faire passer des messages ;
– la place des PsyEN est souvent peu identifiée, dépendant en fait directement de la réalité de leur présence dans l’établissement.
Beaucoup de questions restent encore en suspens quant au processus d’évaluation comme d’orientation. Alors que les établissements d’enseignement supérieur ne demandent qu’à s’appuyer sur les lycées pour leur sélection, le manque d’expertise des enseignants du secondaire rend cet objectif difficile à atteindre. Le report des dates des évaluations des épreuves de spécialités implique plus que jamais d’organiser des épreuves écrites pour les formations sélectives tant le contrôle continu apparait encore aléatoire. De ce point vue la réforme du bac n’a pas du tout rempli ses objectifs.