- Tout l’été nous vous proposons de retrouver des grands entretiens publiés sur ce blog en 2014-2015 et qui présentaient des stratégies d’établissements.
Il y a maintenant un an que Bernard Belletante (@belletante) a pris la direction de l’EMLYON. Le temps de faire le point et de lancer un plan stratégique qui doit faire de son école un acteur majeur d’une économie de la connaissance qui se mondialise à grand pas. Entretien avec un homme qui sait ce qu’il veut.
Olivier Rollot : Vous voilà de retour dans une maison que vous aviez quittée il y a douze ans. Comment analysez-vous la situation d’une école qui a été en panne de direction pendant pratiquement trois ans ?
Bernard Belletante : L’école a vécu trois ans d’inertie et il était temps de lui donner une nouvelle impulsion pour qu’elle ne se contente pas de vivre sur sa lancée. Il y avait de nombreux choix à faire pour se remettre dans la course et rattraper les écoles qui les ont déjà faits. L’école est encore trop centrée sur un modèle français où on réfléchit en termes de barre d’admissibilité, de stocks d’étudiants, de très bons classements selon les normes françaises…
Avant de venir j’ai tenu un langage clair aux dirigeants : je veux que l’EMLYON fasse partie des trois ou quatre écoles françaises qui vont jouer un rôle dans la compétition mondiale face aux business schools chinoises, indiennes, etc. Parce que, comme dans toutes les industries mondialisées, des leaders vont émerger et que l’EMLYON peut et veut en faire partie. Parce que la région Rhône-Alpes, la deuxième de France pour son PIB, l’une des plus high tech, doit avoir une business school capable de jouer au niveau mondial.
O.R : Mais toutes les écoles de management se disent aujourd’hui internationale, envoient 100% de leurs étudiants à l’étranger, ont souvent des implantations.
B.B : Nous devons être capables de développer notre savoir-faire dans d’autres pays qui seront des relais de croissance. Si nous restons seulement internationaux nous mourons car nous ne serons en quelque sorte que des « hôteliers » qui reçoivent des étudiants. La globalisation c’est une nouvelle dimension, un changement très profond dans les cours. Prenons l’exemple des études de cas, la plupart des écoles travaillent toujours sur des cas qui décrivent des entreprises européennes mais combien ont créé des cas sur des entreprises africaines, qui peuvent appartenir à des Chinois et se financer aux îles Cayman ?
85% des 17-19 ans vivront dans des pays émergents en 2025. Saurons-nous amener nos étudiants à aller travailler dans ces pays ? Saurons-nous former sur place les managers dont auront besoin les entreprises locales et étrangères ? Prenons-nous en compte les nanotechnologies, la réalité augmentée ? Nous devons changer les contenus même de nos cours pour avoir une conception globale.
O.R : La dimension digitale, qui émerge aujourd’hui avec les massive open online courses (MOOC), ces cours gratuits et en ligne, va sûrement avoir un rôle important à jouer dans ce processus?
B.B : Le digital est un outil formidable de transfert de notre savoir-faire. Nous allons restructurer digitalement nos cours et dégager ainsi du temps et de l’espace. Nous allons densifier les formations en gagnant du temps sur la diffusion du savoir de base qui sera accessible via des supports digitaux. Mais nous allons être aussi bien plus que des fabricants de MOOCs. Fabriquer des MOOCs ce n’est pas plus notre métier que ce n’était hier celui de fabriquer des livres. Il n’y a pas de mal à aller chercher des compétences ailleurs si ce sont les meilleures : c’est même notre métier de savoir assembler.
Aujourd’hui nos apprenants s’approprient de plus en plus leur rythme de travail et la linéarité des diplômes disparaît peu à peu au profit d’une éducation par les flux où chacun peut construire sa compétence et sa différence. L’éducation doit passer de l’ORTF à Netflix. Nous ne devons plus seulement diffuser du savoir mais construire de manière non linéaire et multidimensionnelle des compétences. C’est une complète révolution !
O.R : Vos professeurs y sont prêts ?
B.B : Dans le cadre de notre plan stratégique « Nouveaux Territoires 2020 » nous travaillons avec la faculté sur trois types d’enseignants. Certains vont se focaliser sur la recherche, d’autres sur la pédagogie par l’action et d’autres enfin vont accompagner les apprenants en ligne. Grâce au digital, je veux libérer les professeurs des enseignements basiques, qui n’ont aucun intérêt, pour que le temps de face à face avec les étudiants soit consacré à l’acquisition d’un savoir de plus grande valeur. Mais l’étudiant doit aussi pouvoir être accompagné à tout moment dans le cadre des projets qu’il met en œuvre.
O.R : Qu’est-ce qu’on attend aujourd’hui d’un professeur dans une école de management ?
B.B : Un bon professeur c’est un professeur qui aime créer et développer pour mettre au point de nouveaux process ou contenus qu’il va présenter à un public. Cela concerne la recherche, la pédagogie on line et l’accompagnement sur des projets concrets. Sur chacun de ces thèmes, un enseignant doit être un créateur qui ose de nouvelles idées ou de nouveaux process. Les écoles vont rechercher les meilleurs, parfois en se les partageant. Le pire en France c’est le professeur permanent en CDI qu’on veut nous imposer comme le modèle absolu alors qu’on ne peut pas prendre en compte l’excellent professeur visitant qui vient quatre mois, et reste connecté toute l’année.
O.R : Les normes des organismes d’accréditation se focalisent trop sur la notion de « professeur permanent » ?
B.B : Mieux vaut avoir un excellent professeur quatre mois par an qu’un médiocre à l’année ! Les organismes internationaux ont des critères qui prennent d’abord en compte notre capacité à remplir une mission qui est avant tout celle d’enseigner. Notre métier c’est la formation. Notre objectif l’insertion professionnelle. A l’EMLYON le professeur qui est dans la recherche pure ne passe pas la maille.
O.R : Vous avez déclaré il n’y a pas longtemps qu’il n’y aurait plus que 10% d’élèves issus de classes prépas à l’EMLYON en 2020. Une déclaration qui en a choqué plus d’un, notamment dans les prépas.
B.B : Cette réaction montre une méconnaissance totale de la réalité de nos Grandes Écoles. Cela fait 15 ans qu’il n’y a pas significativement plus de croissance des élèves en classes prépas. Pendant ce temps, nos écoles ont passé avec succès les accréditations mondiales, se sont installées à l’étranger, accueillent d’excellents professeurs internationaux. Il a fallu pour faire cela, non seulement de l’intelligence, mais de la croissance. Or aucune école n’a pu trouver cette croissance dans les classes prépas qui, je le répète, ont des effectifs stagnants. Les Classes Préparatoires bénéficient à 100% de nos efforts de qualité liés à notre croissance. La filière demeure ainsi une filière d’excellence, même si elle n’est plus majoritaire en nombre d’étudiants.
O. R : Beaucoup ont encore du mal à comprendre comment les écoles de management se sont transformées en à peine une vingtaine d’années et comment leur programme grande école n’est plus déterminant.
B.B : En 20 ans, nos écoles sont devenues internationales, sont devenues des centres reconnus d’expertise mondiale. Les budgets ont été multipliés par 5 en moyenne, sans financement public supplémentaire. Nos écoles sont de vrais laboratoires d’innovation. Ainsi, EMLYON teste aujourd’hui un cours à distance en Afrique qui fait se succéder/alterner des périodes de formation de six semaines à distance et des rendez-vous en présentiel et nous avons déjà 120 participants. Nous avons développé de nouveaux programmes en Executive Education ; les écoles françaises ont des MBA qui sont parmi les meilleurs du monde. Tout ceci explique positivement la décroissance du poids des prépas dans notre activité. Aujourd’hui, la part des élèves de prépas dans l’économie d’HEC ne dépasse pas les 12% et chez nous elle n’est que de 17%.
O.R : Vous venez tout de même de signer des conventions avec les lycées de Rhône-Alpes possédant ces prépas.
B.B : Avec les classes prépas, nous sommes une filière d’excellence. Faisons la vivre sous toutes ses formes pour éviter toute dilution dans des universités gigantesques. Ces conventions auront notamment pour but que les enseignants viennent donner des cours à l’EMLYON. Aujourd’hui le niveau en maths de nos étudiants est insuffisant comme la culture générale de certains, notamment étrangers, les profs de prépas sauront les faire progresser. Ils auront aussi accès à nos laboratoires. Enfin, nous pensons à faire entrer directement en quatrième année de notre bachelor des élèves en deuxième année de prépa en difficulté que nous sélectionnerons.
O.R : En janvier vous sortez un livre intitulé « Éducation, dernière frontière avant le monde ». Quels thèmes y traitez-vous ?
B.B : Ce livre, je l’ai écrit avant d’arriver à EMLYON et après avoir quitté la direction de Kedge BS. Je veux y montrer comment il s’est opéré un changement dans la chaîne de valeur de l’éducation, que ce soit dans l’unité de temps et de lieux ou le financement. Nous allons dans le mur avec un système piloté de façon technocratique par l’Education nationale qui a perdu sa fonction d’insertion sociale. Revenons aux fondamentaux : Claude Lévi Strauss explique comment l’éducation dans les tribus primitives a pour but de faire émerger les bons éleveurs et chasseurs, Jules Ferry n’a pas rendu l’école obligatoire dans un but social mais pour former la main d’œuvre et préparer l’avenir. A quoi sert l’éducation aujourd’hui ? Les grandes écoles travaillent pour former des cadres des entreprises et créer de la valeur pour la nation. Il y a trop de gamins sur le carreau aujourd’hui pour que l’on reproche aux grandes écoles leur finalité économique.