Un an et demi après son entrée dans les murs c’est le 9 novembre 2021 que l’ENS Paris-Saclay (ex ENS Cachan) a inauguré son tout nouveau bâtiment au sein du campus Paris-Saclay. Son président, Pierre-Paul Zalio, revient avec nous sur ce qui fait aujourd’hui l’identité de son école.
Olivier Rollot : En déménageant à Saclay vous avez pu partir d’une page blanche pour construire un nouveau bâtiment. Qu’est-ce que ce nouveau bâtiment, dessiné par le cabinet d’architecture Renzo Piano Building Workshop, apporte à l’ENS Paris-Saclay ?
Pierre-Paul Zalio : La page était plus ou moins blanche : nous devions prendre en compte le budget de l’opération, la taille de la parcelle qui nous était allouée, la hauteur maximale du bâtiment et bien d’autres contraintes. Au-delà de l’esthétique, ce nouveau bâtiment matérialise le projet pédagogique et institutionnel de l’école. Nous avons pu réinventer l’école par trois processus : une refonte de la scolarité et de l’organisation interne, la programmation du nouveau bâtiment et une intégration universitaire au sein de l’université Paris-Saclay.
Le nouveau bâtiment a permis de nourrir les trois processus en nous faisant passer d’un campus de 12 à 18 hectares – selon qu’on compte ou pas les résidences universitaires que nous avions à Cachan – avec 65 000 m2 pour l’école utiles à exactement la même surface mais construits sur seulement trois hectares. Nous avons ainsi pu imbriquer les espaces de recherche et de formation. Dans le même couloir on est la fois dans un lieu d’enseignement et dans une unité mixte de recherche (UMR). On passe imperceptiblement d’une salle de cours de TP à une salle de recherche.
Les liens entre les départements d’enseignement et les unités de recherche ont ainsi pu être réorganisées. Nous avons créé des postes de professeurs attachés pour les chercheurs du CNRS, d’INRIA et plus récemment de l’INRAE. Tous les académiques, chercheurs comme enseignants, y compris les PRAG, partagent les mêmes espaces.
O. R : Vous avez rapproché les disciplines ?
P-P. Z : C’était le deuxième principe de notre réforme. Nous avons demandé aux différentes entités comment elles voulaient se situer les unes par rapport aux autres dans le bâtiment. Les chimistes ont logiquement demandé à être proches de la physique et ceux de physique de la biologie ou des sciences de l’ingénieur. Les différentes disciplines des SHS (sciences humaines et sociales) voulaient également être proches, le design souhaitait être en interface. Quand on a projeté ces réponses cela nous a conduit à une réorganisation dans laquelle toutes les disciplines sont proches les unes des autres et se fédèrent par notre grand atrium. L’organisation spatiale qui en découle permet de faire exploser les silos disciplinaires.
A Cachan les disciplines étaient dispersées sur le campus : les sciences de l’ingénieur d’un côté, les laboratoires de physique-chimie-biologie de l’autre, les sciences humaines et sociales ailleurs encore. Le tout loin des salles de cours. A Saclay tout le monde se voit et peut travailler ensemble : le design avec les mathématiques, l’histoire avec l’informatique, etc.
O. R : Se rapprocher géographiquement c’est important mais ne faut-il pas d’autres incitations pour faire vivre l’interdisciplinarité ?
P-P. Z : Il y a deux autres ingrédients pour faire vivre l’interdisciplinarité. Le premier ce sont des incitations qui peuvent provenir d’un plan national, avec des appels à projet, ou en interne avec d’autres incitations. Le second, et c’est un point essentiel, passe par les différents projets de nos élèves qui sont une force de décloisonnement. Nous avons fait évoluer l’organisation de la scolarité pour que nos élèves puissent se former dans plusieurs disciplines au cours de leur parcours.
C’est dans la logique du diplôme de l’ENS. Après leurs deux premières années, ils ont accès à différents types de parcours qui peuvent ainsi répondre à des enjeux intrinsèquement l’interdisciplinaires. Pour se former à la biologie computationnelle, il ne suffit pas d’avoir fait de l’intelligence artificielle (IA), il faut pouvoir articuler les mathématiques appliqués et sciences de la vie (c’est le parcours ARIA). Autre exemple, dans le sillage du « plan quantique » nous formons des élèves de différentes disciplines, de physique, d’électronique, d’informatique, aux enjeux des technologies quantiques (c’est le parcours ARTeQ). Dernier exemple, nous avons monté une formation totalement originale sur les enjeux de la recherche création en associant des élèves de toutes les disciplines avec des artistes et des étudiants des écoles d’art (c’est le parcours ARRC).
O. R : Qu’est-ce qu’apportent mutuellement l’ENS Paris-Saclay et l’université Paris-Saclay maintenant que vous êtes proches ?
P-P. Z : Aujourd’hui l’ENS est d’abord une grande école pour les normaliens. Dans cinq à dix ans elle sera une école de référence, une école de la recherche, pour toute l’université et notamment le lieu d’expérimentation de nouveaux types de parcours. Pour une université qui entend être dans le top 10 mondial et se projeter dans l’avenir, l’ENS sera son laboratoire de formation à et par la recherche.
Quant à l’impact de l’université Paris-Saclay sur l’ENS il date de bien avant notre arrivée. Dès 2014 nous avons réformé ensemble la carte des masters. Nous nous étions alors engagés à délivrer ensemble 30% des masters. Finalement ce sont 80% d’entre eux qui ont été concernés. Notre carte des masters a ainsi été massivement réorientée vers de formations communes tout en gardant des collaborations fortes avec des universités parisiennes en sciences humaines et sociales
Ce mouvement a conduit des équipes pédagogiques à travailler ensemble. Depuis notre arrivée des unités de recherche se sont réorganisées avec des laboratoires du site Saclay que ce soit en informatique ou en physique. Et bientôt en mécanique avec notre Laboratoire de mécanique et technologie (LMT) qui va fusionner avec celui de CentraleSupélec pour devenir le LMTS. Ces rapprochements sont une illustration de notre vie au quotidien sur ce territoire.
P. R : Vos élèves sont-ils tous amenés à réaliser un doctorat dans la suite de leur parcours ?
P-P. Z : Globalement entre 75% et 80% de nos normaliens élèves font une thèse, parfois plus dans les sciences fondamentales. Parmi les normaliens étudiants (qui ne sont pas rémunérés comme élèves-fonctionnaires), ce taux s’élève à 60%, ce qui est remarquable. C’est cohérent avec notre mission qui est de former de futurs académiques en attirant vers des carrières universitaires de très bons éléments.
O. R : Tout un débat a lieu depuis deux ans sur le manque de diversité sociale des Grandes écoles singulièrement des « très Grande écoles » dont font partie les écoles normales supérieures et notamment la vôtre. Un projet de « bonification » des boursiers avait été présenté par les ENS. Où en est-il?
P-P. Z : En 2019 le Président de la République s’est inquiété du manque de diversité sociale dans les écoles de formation de l’élite. La question se pose évidemment en amont de nos écoles : comment accueillir plus d’élèves bousiers en classes préparatoires essentiellement. Il faut sensibiliser, intéresser, repérer et accompagner les enfants des classes modestes. Il faut aussi objectiver et comprendre les biais sociaux de recrutement de nos concours. C’est particulièrement délicat pour les ENS qui sélectionnent à très haut niveau des élèves dans de nombreuses disciplines différentes (il y a 13 concours de recrutement après classes préparatoires pour l’ENS Paris-Saclay…)
Les ENS ont remis un rapport présentant des options possibles. Un des constats sur lequel nous nous sommes alors appuyés, c’est l’écart existant entre le pourcentage de boursiers inscrits à nos concours et celui parmi ceux qui présentent nos oraux après les écrits. Pour un concours comme Physique-chimie on peut passer par exemple de 26% de boursiers parmi les candidats ayant composé à 21% parmi les admissibles. On pouvait faire l’hypothèse que les candidats venant de milieux plus modestes, compte-tenu de certaines conditions objectives de leur scolarité, auraient tendanciellement besoin d’un temps un plus long pour préparer les concours et qu’à capacité potentielle équivalente, ils tendent à sous performer légèrement aux écrits. Nous avions donc proposé de redresser ce biais par une légère bonification de points d’écrits en fonction des niveaux de bourses. S’agissant de concours de la fonction publique, le Conseil d’État a été consulté et a indiqué que cette disposition, par son effet d’éviction de non boursiers, était contradictoire au principe de libre accès à la fonction publique tel que stipulée dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (cf. : « Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »).
O. R: Vous envisagez d’autres solutions ?
P-P. Z : Oui et c’est pour cela que nous avons créé une voie spéciale d’accès, dite « voie égalité des chances ». Hors des classes préparatoires nous allons y chercher quelque étudiants normaliens, en partenariat avec l’Institut Villebon-Charpak et l’Institut de l’engagement.
Nous élargissons également notre soutien aux étudiants normaliens – « étudiants » parce qu’ils ne sont pas passés par une classe préparatoire et le concours – en en recevant une centaine chaque année pour 250 élèves issus de prépas. Sachant que ce 100 étudiants ne peuvent pas être rémunérés comme les élèves, qui ont un statut de fonctionnaire, nous apportons à un certain nombre de ces étudiants des bourses d’études. Or le pourcentage de boursiers parmi les étudiants atteint les 30% quand il varie entre 24 et 28% pour les élèves.
O. R : Ces mesures sont elles communes à toutes les ENS ?
P-P. Z : Il y a des similarités mais chaque ENS a sa propre approche.
O. R : L’ENS Paris-Saclay recrute-t-elle aussi des étudiants internationaux ?
P-P. Z : Essentiellement en master et en doctorat, ils viennent de tous les pays du monde et les plus gros contingents des pays du Maghreb, du Vietnam et de Chine. Cette année nous avons reçu deux étudiants afghans tout juste exfiltrés de Kaboul.
En master nous recevons chaque année entre 150 et 200 étudiants internationaux. Mais ils ne sont pas forcément propres à l’ENS : à Paris-Saclay chaque établissement est en effet référent d’un certain nombre de masters et les étudiants reçoivent des cours de toute l’université.
O. R : Quelle imprégnation internationale reçoivent aujourd’hui vos élèves et étudiants ?
P-P. Z : Ils ont tous l’obligation de passer au moins trois mois à l’étranger au cours de leur scolarité. Ils peuvent également choisir de consacrer une année à une immersion pré-doctorale à l’étranger dans un laboratoire pour faire de la recherche. Ils présentent alors un projet que le laboratoire doit accepter et sont ensuite suivis par un tuteur à l’ENS. Ils doivent présenter un article ou un poster à leur retour. Ce sont près de 25% de nos futurs docteurs qui vivent cette année d’immersion.
O. R : L’interdisciplinarité est plus que jamais nécessaire mais elle s’arrête au doctorat. Forcément disciplinaire.
P-P. Z : Pas forcément. Certes, les doctorats restent encore fortement silotisés par discipline mais nos équipes de recherche, à l’ENS, sont de plus en plus interdisciplinaires. En sciences du patrimoine, par exemple, un physico-chimiste s’intéresse ainsi aux archéo-matériaux en utilisant le synchrotron Soleil pour les caractériser. Dans cette communauté on n’est pas seulement archéologue ou seulement fait chimistes tout en étant à la pointe de la recherche mondiale. La France est pionnière en la matière grâce à de grands équipements comme Aglaé au Louvre ou le Synchrotron.
O. R : Toute cette recherche entre-t-elle dans des processus de valorisation ?
P-P. Z : Quand on parle valorisation de la recherche elle peut être de deux espèces. Le premier volet est de former de futurs enseignants à transmettre leurs connaissances à des publics très divers. Nous préparons nos élèves et étudiants à présenter des projets de médiation. Un sujet que nous voudrions développer avec les acteurs de la presse. Nous avons monté par exemple avec l’ESJ (école supérieure de journalisme) de Lille une formation à l’éducation aux médias.
L’autre sens de la valorisation c’est le transfert des résultats de la recherche vers le marché, et l’ENS est fier de la création d’un certain nombre de start-ups sur des sujets aussi différents que le ciment bas carbone ou l’IA.
- Réalisé par Renzo Piano Building Workshop, le nouveau bâtiment de l’ENS paris-Saclay (ex ENS Cachan) est situé en plein cœur du quartier de Moulon, à proximité de CentraleSupélec, des laboratoires de l’Université, du futur pôle de biologie-pharmacie-chimie et des principaux organismes de recherche (CNRS, CEA, INRIA, …). Sur 64 000 m2, il s’articule autour d’un grand jardin intérieur arboré qui « traduit son interdisciplinarité entre sciences fondamentales, sciences pour l’ingénieur et sciences humaines et sociales ». Au total, ce sont près de 35% des surfaces utiles du bâtiment qui sont dédiées à la recherche au sein de 12 laboratoires. 800m2 d’espaces de travail sont dédiés au travail individuel et collectif des étudiants. Le bâtiment comporte également des locaux dédiés à la vie étudiante, une plateforme de recherche-création La Scène de recherche, un restaurant mutualisé de 1000 couverts ainsi qu’un grand amphithéâtre de 500 places mutualisé avec l’Université Paris-Saclay. Lauréat du BIM d’Or en 2015, le bâtiment de l’ENS Paris-Saclay a été entièrement conçu en BIM (processus global de création et de gestion des informations pour une ressource de construction).
- Les écoles normales supérieures forment des enseignants-chercheurs possédant une culture universitaire et de recherche. Tout juste sortis de leur classe préparatoire, leur formation bascule très vite dans la recherche avec la possibilité de rencontrer de grands noms de la recherche et d’établir un lien privilégié avec leurs directeurs de départements dans les treize disciplines où Paris-Saclay intervient. Cette-ci est la seule ENS (avec Rennes) à travailler dans les domaines des sciences pour l’ingénieur. 230 élèves normaliens sont recrutés chaque année par l’ENS Paris-Saclay qui reçoit également 350 doctorants et 250 élèves dans ses différents masters.