UNIVERSITES

« Nous devons nous battre pour ne pas tomber dans une logique consumériste »: Pierre Mathiot (Sciences Po Lille)

C’est une personnalité majeure de l’enseignement supérieur qui a repris la tête de Sciences Po Lille en mars dernier. Après avoir été l’auteur du rapport sur la réforme du bac qui est le ferment de la réforme actuelle, Pierre Mathiot a repris les rênes d’une maison qu’il personnalise. Avec parfois le sentiment que les mentalités ont très vite évolué, notamment quand il s’agit de débattre. Ou pas…

Olivier Rollot : Déjà directeur de Sciences Po Lille de 2007 à 2015, vous en avez repris la direction en janvier 2019. Entre les deux vous avez écrit le rapport qui a préfiguré la réforme actuelle du lycée et du bac général. Vous êtes également toujours délégué ministériel au parcours d’excellence et présidez le Collegium des Grandes Ecoles de Lille. Quel effet cela vous fait de retrouver une maison que vous avez beaucoup incarnée ? 

Pierre Mathiot : J’ai un sentiment de continuité avec un projet qui reste conforme à ce que nous avions imaginé ensemble avec le précédent directeur. C’est à dire un déménagement dans de nouveaux locaux, la création d’une superbe bibliothèque ou l’encore l’initiation de toute une politique de recherche. Une bibliothèque au meilleur niveau pour une institution d’enseignement supérieur c’est comme un stade de football pour un club. C’est indispensable. Notre grande satisfaction aujourd’hui est d’avoir fait de Sciences Po Lille une marque très bien reconnue.

O. R : Vous incarnez plus que jamais Sciences Po Lille !

P. M : Je dois évidemment prendre garde à ne pas trop incarner l’école même si le monde journalistique aime beaucoup personnaliser les institutions. Il faut lui donner une identité différente. Sans trop personnaliser. C’est pourquoi j’ai constitué une équipe paritaire avec dix collègues pour avoir une direction collégiale et faire monter en compétence mon ou ma futur(e) successeur(e) après ce mandat.

O. R : Pourquoi être revenu à Sciences Po Lille ?

P. M : Il y a une diversité de raisons personnelles et professionnelles. Disons que le fait d’exercer en même temps des responsabilités nationales et locales m’a aidé à me convaincre qu’à ce stade de ma carrière j’appréciais vraiment de pouvoir travailler dans un établissement à taille humaine. J’aime connaître tous ceux avec lesquels je travaille – ils sont une centaine ici -, j’apprécie de maîtriser l’ensemble des dossiers et de mettre les mains dans le cambouis. C’est mon style et je n’ai pas trop envie d’en changer même si j’ai appris et j’apprends encore énormément de mes missions ministérielles. J’ai la chance de travailler sur deux niveaux en quelque sorte entre Lille et Paris, c’est prenant mais c’est aussi un luxe formidable. Et je dois dire aussi que le fait de pouvoir travailler au contact direct des élèves, d’enseigner encore un peu, de les côtoyer est important pour moi. C’est ma manière à moi d’essayer de ne pas trop vieillir!

O. R : On sent justement que le dialogue devient de plus en plus compliqué. Récemment des étudiants ont voulu interdire à Alain Finkielkraut de donner une conférence à Sciences Po Paris et ici on ne peut pas ne pas remarquer le tag « Sciences Po collabo avec les fachos » peint sur votre bibliothèque. Que se passe-t-il dans les universités ?

P. M : Il se trouve que nous venons d’accueillir un débat avec l’ensemble des grandes listes qui se présentent aux élections européennes. Dont le Rassemblement national. Certains étudiants engagés voulaient que le RN ne participe pas au débat. Nous avons beaucoup échangé et dialogué et au final les choses se sont déroulées d’une façon je crois satisfaisante. Ma position est de préfèrer le débat avec tous et la possibilité de réfuter les arguments de ceux avec lesquels on n’est pas d’accord.

Mais il est vrai aussi que je ne peux que constater qu’il est de plus en plus difficile de débattre sur un certain nombre de sujets de « société ». Dans les instituts d’études politiques, il y a toujours eu une tradition de débats qui s’accompagnait parfois d’une hostilité à certaines invitations. Cela n’est pas nouveau. Ce qui change me semble-t-il ce sont d’abord les thèmes concernés, ensuite les manières de faire des groupes qui se mobilisent. Ceux-ci passent beaucoup par les réseaux sociaux, n’ont pas de porte-parole, se méfient de la négociation et peuvent avoir tendance à s’ériger en censeurs.

Il est tout à fait normal lorsque l’on est jeune, et surtout à Sciences Po, de s’engager pour des causes diverses. Nous comptons plus de 50% de participation aux élections étudiantes et ce chiffre est une excellente nouvelle! Je trouve cela utile et rassurant pour notre société car cela veut dire que la jeunesse est encore en partie politisée. Mais je crois aussi qu’il est nécessaire que les choses se passent bien, dans le respect des opinions de ceux qui ne pensent pas comme vous. Nous n’avons presque plus de syndicats étudiants organisés ou de groupes politiques structurés avec lesquels discuter. Ils ont été largement supplantés par des collectifs thématiques et, en tant que responsable d’une école comme Sciences Po Lille, je dois essayer de m’adapter! Et je redis aussi que la force croissante des réseaux sociaux, des affrontements médiatisés sur internet, constitue un défi très complexe.

O. R : Un tout autre sujet. Avec la réforme du bac – dont vous êtes l’instigateur – va se poser la question du choix des spécialités les mieux adaptées pour intégrer un Sciences Po. Vous en avez une idée ?

P. M : Pour intégrer un Sciences Po il faut avant tout être curieux. Ce sont des étudiants curieux et de bon niveau que nous recherchons. Surtout pas en choisissant telle ou telle spécialité. Les lycéens doivent se faire plaisir avant tout, bien bosser aussi évidemment. Et notre concours futur accompagnera cette philosophie.

O. R : Après l’intégration des Sciences Po dans Parcoursup vous allez devoir faire évoluer votre concours. Que prévoyez-vous pour 2020 ?

P. M :Il est tout à fait normal que le concours commun du Réseau ScPo intègre ParcourSup. Nous allons effectivement avancer notre concours dès 2020. Celui-ci se tenait jusqu’ici fin mai, il aura lieu en avril. Toute la dimension technique de notre entrée dans ParcourSup est en train d’être finalisée et nous communiquerons d’ici la vacances d’été sur ce sujet.

O. R : Allez-vous réorganiser votre programme dans les années à venir ?

P. M : A Sciences Po Lille avons réorganisé le premier cycle il y a deux ans en préservant une ambition généraliste durant les deux premières années puis en renforçant la 3ème année passée à l’international. Nous travaillons désormais à la réorganisation du cycle master sur quatre semestres. La réforme sera effective à la rentrée 2021 et nous proposerons dans ce cadre plus de places à l’entrée directe en 4ème année. Nous réfléchissons à proposer des thématiques nouvelles, parfois en nous alliant avec des établissements du site lillois. Nous avons été en avance en créant un Master Développement Soutenable dès 2005, il s’agit d’accompagner d’autres évolutions en ouvrant notre palette de formation. Je pense ici par exemple au Big Data et au numérique.

Mais, au-delà des questions de réorganisation de l’offre, je crois important de nous battre pour ne pas tomber dans une logique consumériste. Notre objectif n’est pas de faire beau ou chic pour attirer plus d’étudiants, et notamment des étudiants étrangers solvables. Notre modèle économique est plutôt performant mais il repose sur une forme de frugalité. Le budget de Sciences Po Lille n’est que de 11 millions et je trouve que l’on arrive à faire des choses remarquables avec des moyens somme toute limités. Nous sommes bien entendu en tension permanente mais nous tenons bon sur ce modèle. Nous devons l’améliorer, le renforcer mais pas en perdant notre âme. Et à bien regarder le monde de l’enseignement supérieur, j’ai tendance à penser que notre frugalité est une forme de vertu en même temps qu’une garantie de liberté.

Previous ArticleNext Article
Avatar photo
Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Ceci fermera dans 0 secondes

Send this to a friend