ECOLE D’INGÉNIEURS, PORTRAIT / ENTRETIENS

« L’EPF écrit l’école d’ingénieur de demain »

Jean-Michel Nicolle a achevé début 2022 l’un des programmes universitaires les plus ambitieux des dix dernières années : l’implantation de son école, l’EPF, dans des locaux entièrement rénovés à Cachan. En prenant le relais de l’ENS, partie pour sa part à Saclay, l’EPF donne ainsi un nouveau souffle à l’enseignement supérieur dans la ville tout en bénéficiant de locaux beaucoup plus vastes pour se développer. Rencontre avec un directeur qui fait bouger les lignes.

 Olivier Rollot : En janvier 2022, après quinze mois de travaux pour réaménager le bâtiment D’Alembert de l’ENS Paris-Saclay qui datait des années 50, l’EPF a emménagé dans ses nouveaux locaux à Cachan, tout près de Paris. Qu’est-ce que cela change pour l’EPF ?

Jean-Michel Nicolle : Le projet stratégique de l’EPF, depuis plus de 10 ans, vise à assurer la transformation pédagogique en s’appuyant sur une cellule interne d’innovation, à déployer des plateformes technologiques pour une recherche à impact territorial, à ouvrir l’école et la rendre poreuse à toutes les parties-prenantes internes et externes et enfin favoriser son attractivité internationale en élevant sans cesse la qualité de l’accueil. Ces mouvements constituent un véritable changement de paradigme, nous écrivons ainsi l’école d’ingénieur de demain, à la fois hub de connaissance et tiers-lieux de services, démonstrateur scientifique et technique et espace d’émergence de projets ou d’entreprises, organisme de certification, espace d’accueil intergénérationnel.

Mais il nous fallait de l’espace pour faire aboutir un tel projet.

En passant de 5 500 m2 à Sceaux à 17 000 m2 aujourd’hui – avec une réserve de constructibilité future d’encore 8 000 m2 – nous sommes désormais en mesure de faciliter la transition d’une pédagogie collective à une pédagogie dédiée à chaque projet personnel et professionnel. Nous nous appuyons sur des dispositifs qui ont été expérimentés depuis 4 ans dans notre Campus de Montpellier, véritable laboratoire interne des transitions de l’organisation. L’environnement physique d’étude joue un rôle essentiel, associant bulles d’échange disséminées sur le campus, mobilier coloré pour accueillir les moments de détente, ou encore multiples salles de projet ou d’enseignement co-modal jouxtant les FabLabs, dont certains sont autogérés par les élèves.

Bien-être et technologies cohabitent pour créer des lieux d’étude qui favorisent l’envie de réussir. Dans ces nouveaux locaux adaptés nous sommes d’ailleurs désormais en mesure d’accueillir un pourcentage d’étudiants en situation de handicap significativement supérieur à la moyenne de nos grandes écoles.

Une part importante de nos nouveaux dispositifs pédagogiques repose sur notre cellule d’« innovation pédagogique numérique » (IPN) qui a pour mission de piloter et évaluer la transformation académique de l’école. Les dispositifs techniques avancés que nous mettons en œuvre permettent de délivrer un enseignement co-modal et hybride – synchrone à 80% et asynchrone à 20% – qui offre la possibilité aux étudiants de gérer partiellement leur apprentissage « anywhere and anytime », à charge pour la direction des formations de vérifier et garantir l’avancement de l’acquisition des compétences.

O. R : Vous êtes encore dans une phase d’observation dans le développement de ces nouvelles pédagogies ?

J-M N. : Nous avons passé la phase d’observation pour construire notre propre doctrine. Nous disposons de plus de 1 000 objets pédagogiques référencés, dont une partie conçue par la cellule IPN, sur notre plateforme Moodle. Les ressources dont l’accès est principalement libre par les élèves font l’objet de prescriptions en fonction des formations visées. A ces ressources est associé un accès à une documentation numériques très complète.

Nos élèves forment une population hétérogène aux objectifs variés. Cette diversité nécessite que nous identifions des pédagogies efficientes capables de répondre à des exigences plus nombreuses et plus complexes à satisfaire.

L’EPF est désormais reconnue pour son savoir-faire original et abouti et nous partageons largement notre expérience au sein de notre communauté. Nous allons compléter notre dispositif en mettant l’accent sur les usages d’environnements de réalité virtuelle et de métavers au sein de nos futurs enseignements.

Ce sera une réponse partielle à l’inaccessibilité relative, par nos étudiants, de certains équipements professionnels et technologiques à distance. L’émergence des jumeaux numériques viendra étendre dans l’avenir le potentiel de la formation à distance.

O. R : La question de l’évolution des évaluations est-elle centrale dans votre réflexion ?

J-M N. : Nous travaillons effectivement depuis plusieurs années sur la fonction, la temporalité et les méthodes d’évaluation pour mesurer plus efficacement et objectivement les compétences acquises par nos élèves. Nous observons la pratique professionnelle et celle des entreprises.  Les examens finaux perdent progressivement de leur poids alors qu’émergent des dispositifs permanents qui s’adaptent plus finement aux objectifs comme l’approche à 360° par les pairs ou les processus d’auto-évaluation. L’association de hard-skills et de soft-skills, inhérente à la pédagogie par projet et petits groupes, nous invite à repenser nos pratiques à travers une approche globale et systémique.

Nous ne perdons pas de vue que l’évaluation le long du processus de formation doit permettre de garantir que le contrat d’objectifs entre l’élève et son école est bien rempli et de détecter un éventuel retard pour prendre au plus tôt des mesures correctives.

O. R : Comment définiriez-vous l’EPF aujourd’hui ?

J-M N. : L’une des raisons d’être de nos écoles est de contribuer à former un écosystème d’enseignement supérieur diversifié. Choix et complémentarité correspondent d’ailleurs à l’esprit des politiques de site qui tentent d’articuler un tissu d’offres complémentaires pour servir les besoins de l’économie et des territoires.

La différentiation de l’EPF se trouve dans sa capacité d’intégrer systématiquement des valeurs dans son offre de formation et je pense, par exemple, aux diversités ou à la RSE. Nous sommes convaincus que notre mission est de former des ingénieurs responsables, sensibilisés aux grands enjeux sociétaux et préparés aux principales transitions écologiques, énergétiques, numériques etc.

Ce n’est pas une posture politique aisée car notre système a tendance à vouloir normaliser, standardiser sur le fondement de critères qui mesurent finalement plus l’institution que ce qu’elle produit. Les classements offrent une grille de lecture d’un système et finalement constituent une sorte de représentation de valeur même s’ils s’ouvrent à de nouveaux critères plus qualitatifs. Ils ne permettent pas véritablement d’appréhender, par exemple, le cadre de vie des études, les actions contre l’échec, l’expérience étudiante, l’accompagnement à l’emploi.

Ils restent aujourd’hui encore très utilisés par les familles et les candidats pour hiérarchiser « l’excellence ».

Notre enseignement supérieur à plusieurs fonctions économiques, sociales et politiques mais il doit permettre l’épanouissement de chaque personnalité et libérer les potentiels pour que chacun se sente en équilibre dans sa posture, dans sa vie et sur un temps long.

O. R : Comment sont organisées vos classes ?

J-M N. : Pour une action académique qui valorise le jeu collectif et les interactions individuelles autour d’une approche majoritairement pas projet, nous avons organisé notre pédagogie autour d’une alternance entre petits groupes d’étudiants et regroupements. Notre modularité est structurée en multiple de 6 : 6-18-36. Plus nos étudiants avancent dans leur cursus plus leur parcours est individualisé. En dernière année ils réalisent même des projets professionnels en binôme pour répondre à la commande d’industriels.

O. R : L’EPF a été l’une des premières institutions d’enseignement supérieur française à avoir adhéré au Global Compact des Nations-Unies. Où en êtes-vous de vos engagements ?

J-M N. : Le Global Compact est un processus très exigeant qui nécessite de mobiliser l’ensemble de l’organisation pour répondre aux 10 principes du Pacte Mondial avec un volet « environnement » important. Nous avons renouvelé cette année notre adhésion en produisant un rapport très détaillé des nombreuses actions menées au cours des dernières années par l’EPF. Il s’articule parfaitement avec l’agenda 2030, programme universel pour le développement durable dans lequel l’école est engagée. C’est un véritable cadre de gouvernance de l’école et la colonne vertébrale de sa stratégie de différentiation.

Par ailleurs, notre gouvernance s’est enrichie d’un « comité des référents » qui réunit l’ensemble des référents de l’école (diversité, racisme, antisémitisme, égalité femmes-hommes, violences sexuelles et sexistes, handicap, sécurité, pauvreté) et s’appuie sur un référentiel responsabilité sociale et environnementale (RSE).

O. R : Cachan mais aussi Troyes, Montpellier et même Dakar, l’EPF est maintenant implantée sur tout le territoire et même en Afrique. Avez-vous de nouveaux projets d’implantation ?

J-M N. : Nous recevons 1300 élèves et apprentis à Cachan, 700 à Montpellier et 400 à Troyes. En 2023, l’EPF ouvrira, si la CTI valide son projet bien sûr, son quatrième (et dernier) campus métropolitain à Saint-Nazaire avec un objectif, à terme, de 400 élèves.

Situé au cœur de la ville et à proximité immédiate du port, des entreprises industrielles et de la vie culturelle, il sera totalement impliqué dans la vie de la Cité. Nous abordons depuis quelques temps les relations futures avec les établissements d’enseignement supérieur du territoire, Polytech Nantes, CESI, l’IUT de Saint-Nazaire, en particulier en matière de recherche.

Pour les trois premières années universitaires, le campus de Saint-Nazaire sera hébergé dans des locaux mis à disposition par l’agglomération (La Carène), le temps que soit construit un bâtiment propre à l’école à l’horizon 2025. Dans chaque territoire nous discutons avec les parties-prenantes pour identifier des spécialités à développer : à Troyes nous travaillons le Smart-building, à Montpellier l’énergie et à Saint-Nazaire, la thématique qui nous semble adaptée à la transformation du territoire est l’Ingénierie des transitions. En effet, on trouve à Saint-Nazaire un écosystème développé d’accompagnement des entreprises confrontées aux principales transitions ainsi que de nombreuses entreprises en forte évolution, du secteur agroalimentaire à l’éolien offshore.

Concernant Dakar nous créons un modèle original aligné sur les besoins en compétences identifiés dans « Plan Sénégal Emergent » et en cohérence avec nos spécialités. L’approche se veut résolument numérique et collaborative et nous associerons très probablement des partenaires. A la rentrée prochaine, nous attendons 80 élèves de cycle préparatoire et dans les 3 bachelors que nous déployons.

O. R : Quel développements envisagez-vous en Afrique ?

J-M N. : Dans son histoire l’EPF a aussi formé des femmes africaines qui ont ensuite fait carrière dans leur pays et parfois occupé des postes importants, ministre au Sénégal, vice-présidente de l’Assemblée nationale en Côte d’Ivoire, etc. Nous savons que l’Afrique est un territoire d’opportunités et un relais de croissance pour nos établissements si nous identifions le bon modèle pédagogique et économique.

Lorsque j’étais en poste à l’INTEC (CNAM), nous avions développé une forte culture de coopération et de formation à distance avec les établissements d’Afrique subsaharienne francophone. Directeur de l’EPF, j’ai estimé que l’Afrique était un continent d’avenir pour nos écoles d’ingénieurs. Aujourd’hui, je préside la commission Afrique du Forum Campus France et j’ai la chance d’être dans un espace d’engagement, d’observation des pratiques et d’impulsion pour proposer des voies de développement qui favorisent une dynamique collective de notre ESR et de nos organismes de recherche.

En novembre 2021 nous nous sommes implantés à Dakar avec un objectif de coûts de réalisation de nos missions bien plus faibles qu’en France : 2500€ à 3 000€ par an pour un bachelor. Nous allons nous y développer autour de quatre dimensions  : numérique, énergie, logistique et génie civil, le tout en segmentant notre offre sur 3 niveaux : bac+1/2, bac+3 et bac+5.

Je précise que le bac+1 est fortement inspiré du modèle anglophone que nous pratiquons dans le cadre d’un projet de formation que nous sommes en train de développer en Tanzanie, en coopération avec les entreprises françaises installées sur place et avec un financement d’amorçage (ADEFSA) du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe. La croissance économique en Afrique orientale est forte et nous devons aussi y être présent.

Notre objectif est de de créer un modèle de formation d’excellence en intégrant une partie très sensible de formations numériques, en partenariat avec l’Université Virtuelle du Sénégal et systématiser le mode comodal.

Dès à présent, chaque élève africain de l’EPF est associé, pour les projets, à un binôme français du campus de Montpellier et les programmes suivis sont similaires à ceux déployés en France.

Nos étudiants français pourront aussi suivre un semestre académique au Sénégal.

O. R : Quelle est la situation économique de l’EPF ?

J-M N. : Notre budget annuel est aujourd’hui de 25 millions d’euros. Nous avons investi 44 millions d’euros dans l’acquisition, la rénovation et l’équipement du bâtiments d’Alembert de l’ENS à Cachan. Nous espérons obtenir 12 M€ de recettes par la vente de nos anciens bâtiments de Sceaux.

Nos étudiants déboursent 8 500€ par an alors que nous dépensons un peu plus de 10 000€ pour les former. Il nous faut donc trouver de nouvelles ressources, par exemple en valorisant auprès des entreprises nos plateformes technologiques et en créant de nouvelles Chaires.

Les collectivités nous soutiennent fidèlement par des financements d’investissement ou des bourses doctorales. A Montpellier, la Région Occitanie, à Troyes, l’Agglomération de Troyes et la Région Grand Est, à Saint-Nazaire l’Agglomération et la Région Pays de la Loire.

Désormais il nous faut inventer un modèle collaboratif avec d’autres partenaires pour investir et répondre à la compétition internationale. A Paris, l’EPF est déjà en partenariat avec l’ENSAM, l’Ecole des Mines, l’ENS Paris-Saclay, Paris VI, et nous collaborons avec les écoles du territoire au sein de l’Alliance pour les Sciences et la Technologie Paris-Cachan, à Troyes avec l’UTT et à Montpellier avec l’IES.

Mais il nous faut pour l’avenir trouver une alliance stratégique globale…

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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