POLITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

« Lucrativité » dans l’enseignement supérieur : les enjeux du débat

C’est peu dire que le rapport que la Dgesip (Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle) a commandé à une équipe d’experts coordonnée par l’ancien directeur de l’Iéseg et président de la Fesic, Jean-Philippe Ammeux, est très attendu. Quand les uns y voient une manœuvre du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche contre celui du Travail, d’autres n’imaginent pas qu’il en sorte quoi que ce soit de probant.

Fin mars 2023 lors de la journée célébrant les 30 ans de l’UGEI (Union des grandes écoles indépendantes) la Dgesip, Anne-Sophie Barthez, a voulu rassurer les acteurs privés en insistant sur le fait que la « nature des établissements ne devrait pas être prise en compte pour juger de la qualité de leurs formations » tout en insistant qu’il faut « aussi être extrêmement sévère avec les officines, c’est honteux, c’est illégal et ça sacrifie professionnellement et académiquement des jeunes ». Devant la même assemblée le président du Hcéres (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), Thierry Coulhon, allait dans le même sens : « Il ne faut pas faire de cette frontière quelque chose d’absolu. Cela n’est ni nécessaire ni pertinent. Pour le HCERES, ce n’est pas le statut qui compte, ni le modèle économique. La seule frontière qui compte est celle de la qualité ». En attendant la publication de ce rapport, avant l’été, acteurs institutionnels, universités, conférences représentatives s’échangent et s’invectivent parfois sur fond d’une question cruciale : jusqu’à quand les fonds consacrés à l’apprentissage irrigueront-ils le système ?

La DGGCRF met les pieds dans le plat. Tout part d’une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui, en 2020, a entrepris de vérifier les pratiques commerciales des établissements de formation apposant les labels créés en 2019 par le MESR pour informer le consommateur de l’existence de diplômes « contrôlés par l’Etat ». Cette enquête a révélé des anomalies dans plus de 30% des établissements en matière de pratiques commerciales trompeuses. « Pour cette première année de contrôle des établissements privés d’enseignement supérieur sous l’angle de la protection économique du consommateur depuis 2013, le taux d’anomalie dans ces établissements s’avère relativement élevé. Eu égard à ce taux, cette enquête nationale a été reconduite en 2021 », explique la DGGCRF.

Quatre-vingts établissements ont été contrôlés avec un focus particulier sur les mentions relatives aux labels créés en 2019 par le MESR. Ils ont donné lieu à 72 avertissements, 38 injonctions et 4 procès-verbaux pénaux, dont 2 ont conduit à un contentieux. Des clauses abusives ou illicites ont été relevées dans 40 % des établissements contrôlés. Les enquêteurs ont entre autres identifié l’utilisation de termes tels que « licence », « master » ou « doctorat » ou d’un terme approchant, sans que l’établissement y soit habilité. Mais les manquements les plus fréquents concernaient l’information précontractuelle, l’information sur les prix et l’absence de remise de facture dans près d’un établissement contrôlé sur deux. En particulier, les enquêteurs ont relevé « l’absence d’information avant la conclusion du contrat sur les conditions de vente et notamment sur le prix total TTC de la formation, l’absence d’affichage des prix, etc. ».

La Cdefm à l’offensive. Fin février 2023 la présidente de la Conférence des directeurs d’écoles françaises de management (Cdefm), Alice Guilhon, son vice-président, Christophe Germain et sa déléguée générale, Françoise Grot publiaient une tribune dans Le Monde intitulée « Cessons d’opposer établissements publics et grandes écoles privées ». S’il était d’abord une réponse à un autre texte publié dans « Le Monde » par l’universitaire Julien Boudon, très critique sur l’enseignement supérieur privé, certaines formules employées ont fortement déplu à toute une frange de l’enseignement supérieur privé, qui s’est senti stigmatisé.

Citons : « Trop d’élèves ignorent encore que les formations hors Parcoursup sont à considérer avec la plus grande vigilance », « Si la critique globalement faite aux écoles de management s’adresse en fait aux officines privées qui prolifèrent sans contrôle de l’Etat, en bénéficiant notamment des titres RNCP et donc des dispositifs de financement liés à l’apprentissage auxquels ils permettent d’accéder, alors oui, il est grand temps de faire le ménage au profit d’étudiants et de familles qui parfois s’endettent sur de nombreuses années pour n’avoir à la fin qu’un parchemin qui n’a de diplôme que le nom » et encore « Si les diplômes visés et/ou gradés par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche permettent à celles et ceux qui les ont obtenus de poursuivre leurs études et d’être recrutés dans le monde entier, les titres RNCP ne sont pas des diplômes reconnus à l’international et ne permettent ni de poursuivre ou de reprendre ses études ni de trouver un emploi dans de nombreux pays. Ni même parfois d’être recrutés par des entreprises en France ».

 France Universités attaque. Mi-février 2023 France Universités demandait de son côté des « clarifications et de la transparence au sujet de l’enseignement supérieur privé lucratif » et l’établissement d’un code de déontologie obligatoire pour les établissements privés français comme pour les établissements étrangers s’installant en France. Pour France Universités ce serait un pré-requis indispensable pour éviter que ne « s’installe une concurrence déloyale entre établissements publics et privés d’enseignement supérieur et, parmi les établissements privés, entre les EESPIG et les autres ».

France Universités requérait également une clarification sur la dénomination des établissements et les intitulés des diplômes délivrés qui ne doivent pas faire référence aux diplômes nationaux de licence, de master ou de doctorat. France Universités demande une « transparence totale sur la structure financière et la gestion de ces établissements » et à ce qu’une évaluation, dont les « conclusions seront rendues publiques, soit effectuée par une institution indépendante ».

Et enfin, arguant que l’enseignement supérieur est un « service public, pas un marché ouvert à une concurrence débridé », France Universités demandait un « moratoire sur la délivrance de visas et grades ».

Mais quel intérêt d’être EESPIG ? Les propos de France Universités revenaient en écho à ceux du président de la Fesic, Philippe Choquet qui demandait (dans un entretien que vous pouvez retrouver sur notre site) à qu’on « différencie vraiment les diplômes dont la qualité est reconnue académiquement de ceux qui sont seulement des titres du RNCP. Il insistait : « Le système d’évaluation est à revoir. Aujourd’hui ce sont les familles les plus fragiles qui se font berner faute de bien maîtriser tous les codes. C’est aussi pour cela que nous voulons montrer la force du contrat EESPIG dont le rôle est reconnu par la Loi de programmation de la recherche ». Et concluait « Si on s’abstenait de les financer, cela résoudrait largement le problème du financement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur ».

En filigrane il faut comprendre qu’être EESPIG a des coûts, que les établissements sont de moins en moins financés par l’Etat en échange des engagements qu’ils sont pris et qu’ils se demandent bien pourquoi l’argent qu’on leur dit rare du côté du MESR semble couler à flots du côté du ministère du Travail…

La « manne » de l’apprentissage. Jusqu’à quand ? Tout l’enseignement supérieur ou presque a profité du développement de l’apprentissage, et des aides aux entreprises afférentes, pour se développer ou mieux se financer. Les universités comme les autres. Alors que les entreprises se pressent de recruter des apprentis, que ces derniers s’intègrent très bien sur le marché du travail, l’objectif du million d’apprentis reste affirmé. Mais si la pérennité des financements semble garantie jusqu’à la fin du quinquennat, il n’en reste pas moins que les inquiétudes sont fortes pour la suite tant le déficit de France Compétences reste abyssal.

Le débat pourrait alors se déplacer sur le niveau auquel il faut financer l’apprentissage. Alors que l’IEP va déployer l’apprentissage en master et en bachelor, L’État doit-il subventionner les étudiants de Sciences Po ? s’interroge « Challenges » en se demandant quel est l’intérêt de subventionner la formation d’étudiants qui « s’arrachent déjà sur le marché du travail ».

Par ailleurs d’aucuns s’interrogent sur des financements peut-être trop généreux pour les centres de formation d’apprentis comme l’Etudiant qui demande L’apprentissage, une affaire (trop) rentable pour les CFA ? au regard du premier rapport de France Compétences sur L’usage des fonds de la formation professionnelle publié en janvier dernier. Déjà certaines fédérations professionnelles demandent donc à leurs entreprises adhérentes de ne pas prendre à leur charge les montants des frais de scolarité non couverts par les Opco.

Le tout sur fond d’un profond besoin de compétences de la part des entreprises. Dans le dernier Baromètre Syntec Conseil de la compétitivité française, les dirigeants placent ainsi l’accès à la main d’œuvre qualifiée et sa fidélisation comme premiers freins de leur entreprise. Les Opco sont donc appelés à plus que jamais se mobiliser pour attirer des jeunes vers leurs métiers, pas à réduire la voilure.

Doit-on pouvoir louer des titres RNCP ? Ce n’est pas nouveau : il est possible à une école de louer des titres RNCP à un établissement les possédant. Des « brokers » sont même en charge de les proposer aux établissements qui n’en ont pas et veulent rapidement se développer. Est-ce bien normal ? Pas selon la Cdefm.  « Nous sommes en permanence sollicités pour louer nos titres – parfois à 1000 kilomètres de l’école – et nous nous y refusons absolument. Il faut pouvoir l’interdire », assènent Alice Guilhon et Christophe Germain. Le président de la Conférence des Grandes écoles (CGE), Laurent Champaney, n’est quant à lui « pas gêné tant que la qualité est garantie ». Et il est vrai que les établissements doivent prendre garde à ne pas louer leurs titres à des établissements dont la faible qualité obérerait la qualité de leurs titres une fois leurs diplômés sur le marché du travail.

La question de ces locations se pose en tout cas de plus en plus à mesure que France Compétences limite les nouvelles accréditations RNCP, semblant donc pousser les établissements qui n’en sont pas pourvus à se retourner vers les existants, les mettant ainsi dans la situation d’évaluateurs.

Les éléments du conflit. Les conflits entre les établissements qui délivrent des diplômes reconnus par des labels du MESR et ceux qui privilégient le RNCP sont patents. Les premiers prouvent leur valeur mettent en avant la multitude de contrôles auxquels ils sont contraints, les seconds par l’insertion de leurs diplômés garantie par le RNCP. « Les relations sont tendues comme elles ne l’ont jamais été. Je le regrette sincèrement car tout ça n’a aucun sens. Nous, nous n’opposons aucune catégorie d’établissements, et ne hiérarchisons pas l’académique et le professionnel », se voulait rassurante Anne-Sophie Barthez au congrès de l’UGEI. Œcuménique Laurent Champaney insistait quant à lui au congrès anniversaire de la CGE sur « ces écoles lucratives qui font un excellent travail !» et souhait même que le statut d’établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (EESPIG) soit « étendu à plus d’écoles car il est trop restrictif aujourd’hui ».

Des points de vue qui vont droit au cœur de Mathias Emmerich, président du numéro 2 de l’enseignement supérieur français, Omnes Education, qui interrogé par l’AEF déclare : « A lire les dernières déclarations de M. Coulhon et de Mme Barthez, je comprends que l’ennemi à abattre n’est plus la « nature lucrative » des acteurs. Maintenant, nous avons trouvé un ennemi commun : les « officines et les margoulins » ». Pour autant il s’étonne de la méthode : « D’une part, alors que les acteurs du privé lucratif relèvent plus souvent de la sphère de régulation du ministère du Travail que de celle du MESRI, ce rapport n’a été commandé que par le MESRI ! Il ne faudrait pas que cela débouche sur une guerre entre ministères… Il aurait pu être co-diligenté. D’autre part, j’aurais aussi aimé que l’on ne commande pas ce rapport à des gens qui ont passé leur vie dans le privé associatif et qui défendent des positions idéologiques très anti-lucratif ! »

Si les désaccords sont parfois profonds entre les acteurs de l’enseignement supérieur privé, ils sont en revanche d’accord pour considérer que le rapport mené en 2015 sur l’enseignement supérieur privé est une base de travail remarquable. Mené par l’Inspection générale de l’administration de l’Education nationale et de la Recherche le rapport L’enseignement supérieur privé : propositions pour un nouveau mode de relation avec l’Etat mérite donc d’être relu, voire remis à jour ?

  • Quelle est la définition d’une officine ? Le mot permet de stipendier certains établissements dont le comportement est jugé peu éthique. Selon le Larousse « officine » est du latin officina (atelier) qui signifie:
  1. Local où les médicaments sont préparés, conservés et distribués au détail par le pharmacien, et où on procède à l’exécution des ordonnances médicales ; pharmacie.
  2. Endroit où s’élabore quelque chose de secret, de nuisible, de mauvais : Une officine d’espionnage.

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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